• Sinbaru

    I. La Fureur du Sang

     

    Il extirpa les lames de ses glaives des entrailles de son adversaire au sol, sans dédain ni sentiment de victoire. Se replaçant aussitôt en position de défense, les membres pliés et les armes en avant, il fit un rapide tour sur lui-même pour intercepter toute nouvelle attaque. Mais il n'y avait autour de lui que des cadavres jonchant le sol crevassé de sécheresse et de poussière ocre. Quelques guerriers encore en vie se confrontaient plus loin avec leurs dernières forces, claquant leurs armes dans un fracas retentissant de métal froid et de chairs meurtries sous le ciel lourd de nuages orageux. Certains portaient comme lui une large bande de tissu rouge satiné nouée autour de leurs torses ; mais Edan n'en avait cure. Il essuya ses lames souillées sur la cape de son adversaire achevé, les glissa dans leurs fourreaux attachés dans son dos ; il porta sa main à sa joue rugueuse de barbe naissante, y étalant en fines zébrures les gouttes du sang qui l'avait éclaboussé, puis se dirigea vers la forêt d'arbres morts au pied des montagnes noires aux pointes enneigées qui s'élevaient au loin, comme glacées par le vent tempétueux qui agitait les cieux bas.

    Le jeune mercenaire s'adossa au large tronc d'un arbre aux branches hautes et sans feuilles. Il s'emmitoufla dans sa cape de voyage, les bras pliés et ses mains tournées vers les manches de ses glaives dans son dos, inspecta lentement du regard les alentours ombragés, prêta une dernière fois l'oreille au moindre bruit, puis se détendit et ferma les yeux. Il se réveilla en sursaut quelques temps plus tard, saisit et brandit ses deux lames en avant, les sens encore endormis. Il écouta, jeta un rapide coup d'oeil autour de lui tout en se redressant sur ses jambes, mais finalement, ne perçut rien d'autre que la nuit et le silence en ces bois morts. Il rangea ses armes et s'installa de nouveau.

    L'atmosphère était froide et sèche, l'obscurité si dense qu'il distinguait à peine les arbres autour de lui. Une branche s'éclaira soudain, tendue vers lui comme une main squelettique crispée de menace, puis disparut. Edan leva la tête vers le ciel : une brèche s'était légèrement ouverte dans la masse nuageuse, et se referma sous la poussée du vent vif. Le guerrier avait eu le temps d'y distinguer une encre bleue sombre, profonde, dans laquelle flottaient des étoiles blanches et scintillantes par milliers...

    Edan baissa la tête et ferma les yeux, en quête de repos.

    Il ne ressentait rien pour cette immensité inabordable.

    Il s'était toujours battu, d'aussi loin qu'il pouvait se souvenir ; mais cela n'avait guère d'importance. Les conflits se perpétuaient sur les terres du continent, de l'Est à l'Ouest d'Eurinyd depuis des Eres, peut-être depuis toujours pour la conquête de terres fertiles ou de mines productives pour la survie d'humbles communautés ou le profit de seigneurs puissants.

    Deux nations s'étaient affirmées respectivement à l'Est et à l'Ouest quelques Cycles auparavant, et entendaient demeurer sur leurs fondements politiques et géographiques malgré les menaces de nobles comme de pillards plus intéressés par le chaos. Les terres sur lesquelles se battaient Edan et ses alliés, reconnaissables à l'écharpe rouge nouée autour de leurs poitrines, s'étendaient au Nord de la toute nouvelle cité d'Emondas, construite au centre même du continent par le seigneur qui les avait engagés pour contrer avec les armes les combattants de rivaux convoitant également le sol tapissé d'herbe fraîche et les mines vierges des montagnes rocheuses plongeant au-delà directement dans l'océan... mais le Plateau d'Emeraude, comme on l'appelait pourtant encore, n'en avait plus que le nom : des générations d'officiers, de chevaliers, de fantassins s'y étaient confrontés, l'avaient foulé d'orgueil et de haine, y avaient versé sueur, larmes et sang, chaque jour et des Eres durant, au point de brûler la verdure et le sol mis à nu, le marquant de crevasses et l'empoisonnant de toxines. Son essence fertile s'était pervertie en poussière jaune, aride et insidieuse, qui avait étouffé la forêt luxuriante et sa faune abondante, au pied des roches qui s'étaient érodées et étrangement noircies, comme gorgées de fer.

    La corruption de cette contrée en champ de bataille désertique n'avait guère altéré la convoitise des seigneurs, qui comptaient encore sur la profusion de gemmes au sein des montagnes pour s'enrichir. Les campagnes se poursuivaient entre leurs régiments de nobles aguerris, de soldats entraînés, de paysans enrôlés et de mercenaires engagés, remplacés sitôt tués au combat ; les jours se suivaient sans autre perspective que les adversaires sur le terrain, peut-être la mort contre l'un d'eux... Entre désolation et chaos, même les habitants libres des deux jeunes nations n'aspiraient à guère mieux, tourmentés par la faim ou les pillards.

    Pour Edan comme pour bien d'autres, le monde était immense et vide, sombre et spolié ; il n'y avait rien entre le ciel et la terre. Aussi le jeune guerrier aux longs cheveux d'ébène, aux yeux aussi noirs qu'un abîme sans fond, s'endormit d'un sommeil sans rêves, dans l'attente détachée du jour et du prochain conflit à la lisière du bois mort.

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    Les nuages sombres, épais et menaçants, s'étaient amoncelés plusieurs jours auparavant, en silence et sans effet météorologique notable, au-dessus de tout le continent ; la masse vaporeuse défilait à une vitesse vertigineuse, se gonflait ou s'étirait comme un rideau de satin malmené par le vent, ne laissant entrevoir que par de brefs interstices le firmament qu'elle dissimulait sans faiblir.

    Edan la regardait filer au-dessus de lui sans vraiment y penser. Ereinté et blessé, appuyé contre un rocher sur le champ de bataille, il attendait avec indifférence que ses forces reviennent, ou que la mort l'emporte. Un mercenaire dont il ignorait l'allégeance l'avait frappé dans le dos, alors qu'il en achevait un autre qui gisait de l'autre côté du bloc de pierre. Le lâche le croyant mort avait tenté de s'emparer de l'écharpe rouge emblématique des combattants du Seigneur Wagner ; Edan l'avait alors transpercé de son Gladius qu'il avait encore en main. Le jeune guerrier se retrouvait avec un second cadavre à ses pieds, mais lui-même grièvement touché ne pouvait se relever et croire à un meilleur sort que ses adversaires traversés par ses lames. Le sang dans son dos séchait et tirait sa peau, tout en continuant de couler et de se répandre sous lui.

    Il prit conscience d'un grondement de tonnerre couvrant peu à peu les échos des combats se livrant autour de lui. Il sentit les vibrations de la terre et de l'air, vit des ondes faire tressaillir les nuages qui s'assombrissaient soudain davantage, virant au noir intense et plongeant le champ de bataille dans une pénombre inquiétante... Une énorme masse jaillit de la nappe vaporeuse, comme emportant la tension soudaine du ciel qui s'éclaircit de nouveau, et s'écrasa au sol dans un fracas assourdissant de terre explosée.

    Les hommes armés de tous les camps fuirent en tous sens en poussant des hurlements de panique ; mais Edan immobilisé n'avait d'attention que pour la forme gigantesque à quelques mètres de lui, que laissaient découvrir peu à peu les poussières ocres retombant au sol.

    Il perçut le bruit d'une expiration vive et d'une plainte aiguë vite retenue, tandis que la silhouette se mit à bouger dans un bruit d'épée glissant dans un fourreau et à modifier progressivement ses formes, s'allongeant et se dotant d'ailes membraneuses, d'une longue queue et d'une tête reptilienne. Tendu par l'incrédulité, les paupières grandes ouvertes, Edan serra fort les poings sur les manches de ses glaives en contemplant la créature chassant en s'étirant encore les dernières particules empoisonnées en suspension autour d'elle ; il avisa les griffes acérées de ses membres puissants, les écailles noires luisant d'argent sous les nuages affolés, les deux cornes vrillées à l'arrière de son crâne allongé... les déchirures de la peau diaphane de ses ailes, les quatre plaies béantes à son cou et les lacérations sanguinolentes sur ses flancs vibrant de douleur.

    Le Drekkan s'écroula à terre dans un nouveau lever de poussière. Le mercenaire distingua ses iris nacrés au centre de sclérotiques noirs brillant dans l'obscurité lorsqu'il se tordit pesamment au sol dans un mouvement de frustration ; leur regard s'accrocha au sien dans un grondement lourd de menace. 

    II. Le Drekkan et le Mercenaire

     

    Son adversaire ne semblait pas vouloir se donner la peine de descendre l'achever... à moins qu'il n'ait été certain de lui avoir porté un coup mortel. Il s'agissait après tout d'un individu bien plus âgé et plus puissant que lui, élevé au rang suprême des Drakkons, Gardiens de la Croisée Fraternelle. La souffrance qui brûlait ses chairs ouvertes et vibrait dans ses os brisés n'avait rien de comparable avec tout ce qu'il avait pu subir jusqu'à présent, depuis sa création par la Terre Mère, à l'aube des premières Eres primitives d'Eurinyd, et faisait encore écho à la vigueur de l'essence supérieure à laquelle il avait eu beaucoup de mal à faire face.

    She'Yin s'étonnait de respirer encore après s'être effondré au sol.

    Reprenant ses esprits, il avait vaguement entendu des cris de terreur et des pas rapides d'hommes se dispersant autour de lui. Mais il n'en avait cure en cet instant : surmontant sa douleur, étirant ses écailles, il cherchait à se redresser dans la poussière ocre qui collait à ses plaies et irritait ses yeux. Il ne songeait à rien d'autre qu'à s'appuyer sur sa force restante, qu'à tendre son cou, qu'à déployer ses ailes pour rejoindre ses pairs et poursuivre le combat duquel il avait été éjecté... mais ses pattes faiblirent et il se coucha de nouveau à terre. Dans un mouvement de rage impuissante, il se tourna et aperçut non loin de lui un homme blessé contre un rocher, qui le fixait avec un air ahuri ; un pitoyable mortel dans le même état que lui, créature des Dieux... Il en gronda de dépit.

    Les nuages orageux avaient repris leur course effrénée, imperturbable, cachant obstinément le firmament. Edan ne pouvait détacher son regard du mastodonte d'écailles, manifestement diminué, qui le jaugeait néanmoins avec une colère et un mépris si évidents que le mercenaire en frissonnait de crainte instinctive. Une pellicule poisseuse de peur se glissa entre ses poils hérissés et ses vêtements souillés de sang en fines gouttelettes froides et vicieuses, qui enflammèrent ses plaies et confirmèrent les perceptions de ses sens, la réalité de sa situation : il faisait face à un monstre que seules de très anciennes légendes, associées à la création d'Eurinyd, citaient sous le nom de Drekkan, messager et exécutant des volontés des Quatre Frères, enfants divins mâles de la Terre Mère ; des bêtes fabuleuses liées à un culte délaissé depuis des Cycles de conflits, qui n'était plus transmis désormais que par tendances superstitieuses, blasphèmes populaires et contes pour enfants désobéissants...

    Ce spécimen impressionnant, tout en menace et en haine, s'étant confronté à une puissance supérieure encore, qui l'avait expulsé de son milieu céleste et condamné à rester vautré à terre, vivant mais impuissant... suscitait en lui la peur pathétique, viscérale des ombres mouvantes dans l'obscurité, des échos imprécis dans le silence lourd, du danger indiscernable du néant, d'un jeune enfant égaré en plein bois par une nuit sans lune. Un mythe s'était révélé sous ses yeux et lui soufflait la possibilité d'autres choses, d'autres volitions... d'autres cauchemars s'agitant au-dessus de la masse nuageuse et mouvante qui dissimulaient leurs manoeuvres, tel un écran de fumée noire sur un champ de bataille.

    Le Drekkan cessa de gronder et se détourna d'Edan pour parcourir du regard les terres arides, corrompues et jonchées de cadavres. Les sommets enneigés des montagnes noires étaient élevés, mais pas assez pour toucher les nuages épais au mouvement perpétuel, indifférent à son sort, cachant implacablement à ses yeux les cieux d'où il était tombé.

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    La nuit recouvrit d'un froid voile d'encre et de silence le Plateau d'Emeraude. Les combats n'avaient pas repris depuis la chute de She'Yin, les soldats et autres mercenaires s'étant tenus à distance respectueuse de la créature dont ils n'appréhendaient jusque-là l'existence qu'à travers de vieilles histoires fantaisistes racontées au coin du feu de camp, lors de soirées vibrant d'inquiétude et d'angoisse. Quelques-uns particulièrement curieux ou cupides s'étaient approchés le plus possible du Drekkan blessé, et s'étaient fait chasser par des coups de queue violents et des rugissements puissants, qui avaient traversé les chairs des hommes aux alentours du champ de bataille d'ondes de haine et de méchanceté pures.

    Edan immobile contre le rocher à quelques mètres de lui ne se troublait guère plus de ses larges mouvements et de ses imprécations gutturales. Ses vêtements repus d'hémoglobine avaient laissé se former une mare rouge sombre, à moitié coagulée, au pied de la pierre et autour de ses cuisses ; sa conscience et ses sens se troublaient, mais il vouait ses dernières forces à l'observation du monstre divin devant lui, se concentrant sur les nuances métalliques de son corps rugueux et les yeux étranges qui parfois, se posaient sur lui, sans trahir la moindre impression.

    Le tonnerre résonna soudain entre les nuages noirs filant sous le souffle du vent impérieux. Surpris, She'Yin leva sa large tête reptilienne vers le ciel nocturne parcouru de soubresauts lumineux, qui s'enchaînèrent quelques instants, puis disparurent aussi brusquement qu'ils étaient apparus ; le silence s'imposa de nouveau, et la masse vaporeuse, épaisse et sombre, arrêta sa course, perpétuelle depuis plusieurs semaines. Une pluie fine commença à tomber sur la terre corrosive.

    L'eau abondante trempa les corps inertes, nettoya les armes sanguinolentes, mêlant le sang des êtres châtiés à la poussière du sol foulé, remplissant et érodant ses crevasses profondes. Le Drekkan fixait l'écran nuageux, dans l'attente, malgré les gouttes qui frappaient ses pupilles et son museau. Rien d'autre ne se produisant, il abaissa légèrement la tête, son regard s'égarant dans le vide, laissant échapper de sa gorge une plainte aiguë, lancinante tel un appel de détresse, qui déconcerta le jeune guerrier à ses côtés. She'Yin clôt ses paupières, ouvrit sa large gueule et sortit sa langue râpeuse pour y recueillir l'eau fraîche et claire. Décontenancé et intrigué, autant par le changement subit du ciel que par la créature légendaire qui en était tombée, Edan renversa à son tour sa tête en arrière, fermant les yeux pour offrir ses traits à l'averse.

    La pluie chantait d'un ton monocorde dans l'obscurité, et ses reflets humides captaient davantage le peu de luminosité descendant des nuages orageux, surlignant les contours des armures, les irrégularités des flancs des montagnes et les arbres morts à leur pied, la chevelure lisse d'Edan, les larges écailles de She'Yin, ses cornes vrillées et les membranes déchirées de ses ailes. Abreuvait-elle Eurinyd, ou la noyait-elle ? Promettait-elle des jours meilleurs, ou le néant ? De cela aussi, le mercenaire se moquait. Les gouttes d'eau fraîche trempaient son visage, ruisselaient de ses lèvres gercées, de ses paupières cernées jusqu'à l'intérieur de son col, mouillant ses vêtements durcis de sang séché et glissant dans son dos meurtri, entre ses membres engourdis, sur ses plaies brûlantes qui se rafraîchirent et s'humidifièrent ; Edan sentit ses chairs vibrer légèrement, un frisson parcourir son épiderme, une onde traverser ses pensées...

    Sous le regard étrange du Drekkan, Edan se détendit et lâcha un long soupir.

    III. Le Premier Lien

     

    She'Yin haïssait les Humains. Il ressentait pour eux le même mépris que ses semblables divins.

    Fierté de la Croisée Fraternelle, fendant de part en part les nappes nuageuses, surplombant les sommets gelés, écrasant les rochers sous sa masse, se jouant des humeurs tempétueuses du vent et des océans, il ne pouvait supporter aux côtés ces majestueuses créations élémentaires de la Terre Mère, ces corps minuscules, frêles, sans pouvoirs ni talents, sans but sinon celui de se porter mutuellement tort, autrement qu'avec une indifférence dédaigneuse. Un insecte quelconque avait pour les Drekkans un rôle et une valeur en ce monde qui lui étaient dû et qui devaient lui être reconnu ; les Hommes ne faisaient que survivre en vain, ignorants et insensibles à ce qui les entourait.

    La créature blessée sur le champ de bataille avait repoussé ces nuisibles en armures qui lui tournaient autour, par des coups de queue vigoureux et des rugissements haineux, et avait commencé à épuiser son énergie sous ces basses manoeuvres nocturnes. Heureusement, ses plaies nettoyées par la pluie cicatrisaient enfin et lui donnaient une plus grande mobilité, une meilleure portée pour ses griffes et sa gueule meurtrières ; les cadavres déchiquetés des opportunistes qu'elles avaient surpris et lancés en direction des camps avaient découragé pour de bon ses irritants assaillants. Le Drekkan sentait avec soulagement ses forces revenir : la souffrance avait presque disparu de ses membres et les membranes de ses ailes se reconstituant lui permettrait bientôt de rejoindre le firmament dont l'un de siens l'avait expulsé sans ménagement.

    Trois journées s'étaient écoulées depuis la chute de She'Yin sur le Plateau d'Emeraude. L'averse s'était interrompue pour laisser souffler un vent d'Est frais et sec, qui chassait l'odeur des cadavres pourrissants et rendait ses droits à la poussière ocre du sol, sous le ciel couvert qui ne se mouvait plus depuis que d'étranges lueurs claires l'avaient parcouru...  et le Drekkan ne savait que penser de cela. La victoire de l'une ou l'autre des factions se serait manifestée, aurait transfiguré totalement Eurinyd, et il aurait perçu la jubilation et le dépit de ses pairs à travers son essence, les répercussions de leurs cris orgueilleux jusque dans le souffle de l'air, contre les montagnes noires et au fil des cours d'eau...

    Il n'y avait que le silence, derrière cet écran orageux et figé au-delà duquel il ne pouvait rien voir.

    Et Eurinyd gangrenait, pervertie et cupide, le flanc de la Terre Mère.

    Dans un élan d'impatience, il inclina la tête de façon à voir les quatre plaies à son cou, qui lui auraient été fatales si elles avaient été plus profondes et avaient atteint sa jugulaire. Elles ne saignaient plus, avaient séché et se refermaient lentement ; mais comme toute blessure infligée par un Drekkan en fureur, elles lancineraient à jamais de l'essence de ce dernier à son approche.

    Les yeux de She'Yin se posèrent sur le guerrier affalé contre le rocher non loin de lui. Ses épaules et sa tête étaient négligemment penchés vers l'avant, les bras le long du corps, les mains serrant à peine les manches de ses armes au sol ; ses vêtements imprégnés de sang séché exhalaient une forte puanteur carnée. Le Drekkan se souvient ne pas avoir croisé le regard du mercenaire depuis plusieurs heures, alors que celui-ci s'obstinait jusqu'alors à le fixer de ses yeux ternes avec ses dernières forces. Il scruta de tout côté le Plateau d'Emeraude abandonné, puis porta de nouveau son attention sur le jeune homme blessé. Il approcha son museau, cillant et grondant en sentant l'odeur faisandée ; entendant le sifflement très bas d'une respiration irrégulière, il expira vivement par les naseaux, bousculant la masse de cheveux noirs emmêlés qui dissimulait les traits du combattant. Ce dernier bougea alors la tête, la souleva lentement, comme si elle était devenue exagérément lourde, jusqu'à ce que ses yeux vitreux rencontrent ceux du Drekkan qui se redressait.

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    Edan sentait son crâne pesant et douloureux ; il percevait à peine ses membres vidés de son sang, comme les blessures qui traversaient son dos. Sa vue brouillée par la faiblesse reconnut les gardes de ses lames, de son Gladius et de sa Spatha, entre ses doigts inertes ; après toute une vie de combats victorieux contre de simples hommes, il ne pourrait pas même se défendre face à son ultime assaillant... mais une existence vide de sens ne saurait sûrement connaître de fin plus exceptionnelle que d'être dévoré par une créature légendaire.

    Celle-ci le jaugeait, dressée de vigueur et de noblesse. Le mercenaire agonisant réussit à voir les plaies en voie de cicatrisation, les membranes des ailes presque intactes... les écailles argentées luisant sous les nuages sombres, les flancs larges tendus de puissance, les pupilles nacrées posées sur lui... Edan oublia sa souffrance et sa faiblesse ; il ne pensait plus qu'à cet instant sous la pluie, à ce tout premier sentiment d'existence et de paix, de perception de son propre souffle, de sa propre vie, vibrant soudain sous la fraîcheur des gouttes de l'averse aux côtés d'un être fabuleux qu'il n'aurait pas même imaginé exister trois jours auparavant. Pour ce seul moment qui n'avait duré que quelques heures sur un destin de combats vains, il ne se formalisait pas de sa mort. Sentant ses ultimes forces le quitter et trembler sa tête levée, il fixa ses yeux dans ceux du Drekkan le jaugeant avec impassibilité et en silence, rétabli et prêt à rejoindre les cieux d'où il venait...

    Edan lui sourit, puis s'évanouit.

    She'Yin tressaillit violemment en perdant toute sa contenance orgueilleuse. Il s'était contenté de regarder le guerrier, sans mépris ni pitié ; mais il ne s'était pas attendu à ce geste heureux dans l'agonie de ce pathétique Humain, dont l'espèce était connue pour sa lâcheté et sa frayeur face à la mort. Le Drekkan était choqué, ébranlé. Sous le ciel immobile et muet, sans aucun signe d'un seul de ses semblables, au coeur de ces terres arides abandonnées, She'Yin sentait ses entrailles gagnées par une panique inédite pour lui, Gardien de la Terre Mère ; lui qui s'impatientait à retrouver sa place auprès des siens, qui fulminait de honte au milieu de tous ces misérables parasites, empreint de la sagesse et de l'essence de l'entité créatrice suprême, s'agitait face au sort funeste emportant un pitoyable mortel.

    La créature gigantesque se mit à trépigner d'angoisse sur ses pattes puissantes, lacérant le sol ocre de ses griffes, tendant ses ailes, laissant échapper une plainte impuissante face au jeune homme qu'elle aurait pu engloutir en une fois, et qui était tombé sur le côté au pied du rocher, pâle comme la craie.

    Elle méprisait cette espèce faible et inconsciente. Elle la haïssait pour ces contrées dépravées, pour ces eaux polluées, pour ces massacres égoïstes, le sang versé souillant la Terre Mère, leur haine l'asphyxiant, leurs désirs l'épuisant... Au commencement du combat céleste qui avait divisé la Croisée Fraternelle et fait s'affronter leurs Drekkans en deux camps, She'Yin avait choisi celui de l'anéantissement du continent Eurinyd, des vices et des parasites qui la rongeaient, sûr de ses raisons méditées au fil des Eres passées à les observer et à les surprendre dans leurs oeuvres de pillage et d'abus...

    Mais il avait oublié tout cela l'espace d'un instant... le temps d'un sourire innocent.

    She'Yin rouvrit une des quatre plaies à son cou avec l'une de ses griffes et en approcha la pointe ensanglantée de la bouche d'Edan, prenant garde à ne pas le blesser en l'introduisant entre ses lèvres. Laissant l'hémoglobine glisser sur la langue du mercenaire au seuil de la mort, il scella le premier Lien de Sang.

    IV. Les Déviances du Drekkan

     

    Il frissonna de froid, puis ouvrit les yeux. Le sol crevassé s'étendait devant lui à perte de vue dans l'obscurité, rejoignant la nappe de nuages sombres et immobile sur la ligne d'horizon. Aucun vent ne soufflait, aucun bruit ne troublait la nuit et nul mouvement n'attirait le regard. Seule persistait l'odeur des combats, mêlant les effluves de l'urine relâchée et des sueurs angoissées à ceux des chairs pourrissantes et de la rouille des armures. Il pensa être parvenu à l'Enclave des Damnés, où la Mort menait les âmes perdues et pécheresses indignes de la clémence de la Terre Mère.

    Il perçut une chaleur douce le long de son dos. Il se souvint alors de ses blessures, dont il ne sentait pourtant plus la douleur. En s'asseyant, il grimaça en sentant le frottement désagréable de ses vètements rêches de sang séché contre sa peau. Son épaule rencontra une résistance et il tourna la tête : le Drekkan se tenait couché derrière lui, sa tête reptilienne posée à même le sol ocre et le fixait de ses yeux brillants dans l'obscurité. Edan tressaillit à peine de surprise en sachant la créature si près de lui, à le toucher. Les iris d'argent immaculé, traversées par une pupille noire fendue au coeur d'un sclérotique de même couleur, le jaugeaient sans mépris, sans ressentiment ni pitié ; le jeune guerrier en éprouvait plutôt un intérêt nuancé de méfiance, et une étrange résignation... mais cette impression semblait ne pas lui être soufflée seulement par une intuition profonde. Une pointe de tristesse et d'angoisse s'insinua dans sa poitrine, sans qu'il en comprenne l'origine, et l'étonnement se trahit dans ses yeux. Le Drekkan écarquilla légèrement les siens et détourna la tête, avant de se redresser sur ses quatre pattes ; il demeura quelques secondes immobile, avant de commencer à s'éloigner.

    Le mercenaire le regarda se déplacer pesamment, avec une lenteur nonchalante qui contrastait vivement avec la fureur et la vigueur dont il avait fait preuve, bien que blessé, sur le champ de bataille à l'approche de soldats cupides. Ses plaies sanguinolentes étaient refermées sous les écailles radieuses dans la pénombre du Plateau d'Emeraude, et les membranes de ses ailes se tendaient entre ses longues phalanges comme les voiles d'un navire prêt à prendre le large ; mais le museau était bas et le coeur lourd de désespoir, de solitude... de peur.

    Comment pouvait-il le savoir ?

    La créature émit un bref grognement de protestation et se retourna vers lui. Edan reconnut la colère dans les iris braqués dans les siens, puis un profond abattement, qui les voila et les détourna vers un point vague et invisible sur le côté. Le guerrier inspecta des yeux les terres autour de lui plongées dans l'obscurité et le silence du soir : il n'y avait pas âme qui vive, ni même un feu de camp visible aux limites de la zone de combat. ll reconnut ses armes dans la poussière devant lui et s'en saisit : elles étaient toutes deux recouvertes de sang coagulé et de débris risquant d'en altérer le métal et les tranchants, mais il ne pouvait pas les nettoyer pour l'instant. Il dénoua l'écharpe de tissu satiné rouge autour de son torse, dure de sang par endroits, dont il enveloppa consciencieusement les lames, afin de pouvoir les transporter sans risque d'incident.

    Il se mit debout et surprit le regard du Drekkan qui l'observait de nouveau avec impassibilité. Ce dernier émit un appel et fit un large mouvement de tête, puis reprit sa marche à une allure plus vive et fluide. Le mercenaire s'élança à sa suite.

    Ils parvinrent à un premier poste militaire quelques campées plus loin. Au plus près des confrontations, les tentes montées, les vêtements et les armes oubliés, les marmites accrochées au-dessus de morceaux de bois brûlé froids prouvaient que l'endroit avait été abandonné précipitamment. She'Yin allait dépasser l'emplacement du camp lorsqu'il se rendit compte que le guerrier qui l'accompagnait s'était installé sur un tabouret près du foyer. Edan déplaça quelque peu les bûches, trouva des chutes d'écorce d'arbre dont il les tapissa, puis une fine barre de magnésium hémérian avec un minuscule couteau juste à côté de son siège. Il gratta de la lame la tige métallique au-dessus du foyer ; les étincelles qui en jaillirent enflammèrent aussitôt les copeaux secs. Le combattant découvrit ses armes, arracha la bande de tissu écarlate en deux morceaux et trempa ceux-ci dans l'eau de la marmite. Avec chaque bout de l'écharpe, il entreprit d'humidifier et de nettoyer délicatement les lames, ôtant les fluides et la poussière qui les recouvraient.

    Chacune des lames différait de l'autre et avait son propre fourreau dans le dos d'Edan. La première était un Gladius, une petite épée assez lourde, à la lame large à double tranchant et à la pointe renforcée, efficace pour porter des attaques directes et mortelles à courte portée. La seconde était une longue Spatha, plus fine et à un seul tranchant, idéale pour les coups latéraux destinés à fendre et pour les charges de cavalerie. Cette combinaison complémentaire exigeait néanmoins dextérité et concentration de la part de leur manipulateur, d'autant qu'il ne possédait pas de bouclier et ne pouvait qu'esquiver ou parer les assauts de ses adversaires avec ces mêmes lames dont il se servait déjà pour l'attaque.

    Une fois les métaux propres et essuyés avec un linge trouvé à proximité du feu, Edan fit glisser les lanières qui retenaient les fourreaux dans son dos et les posa près de lui au sol. Il rengaina la Spatha et détacha pour les prendre une petite sacoche de cuir et une fiole attachées chacune à un étui, puis se leva en emportant son Gladius vers une table en bois près d'une tente. Il sortit du petit sac une pierre plate et sombre qu'il mit sur le meuble, ôta le bouchon de la bouteille pour y faire couler un peu de liquide huileux avant de la refermer, puis appliqua le tranchant de son glaive sur la pierre et commença à l'affûter.

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    She'Yin s'était finalement couché aux abords du poste combattant, la tête reposant sur ses pattes et regardant patiemment le mercenaire en train d'aiguiser ses armes par de petits mouvements circulaires. Après tout, rien ne le pressait et il n'avait nulle part où aller, ayant simplement pris une direction au hasard... ou plutôt, tourné le dos au jeune guerrier avec lequel il avait conclu le premier Lien de Sang.

    Il n'était pas question de remords ou de regrets. Ni la fierté, ni la honte n'étaient de mise face aux divinités insultées, qui ne connaissaient pas le pardon ou l'expiation ; seulement la sanction et la répression. Le conflit qui agitait le firmament et qui divisait la Croisée Fraternelle jusqu'à leurs régiments de Drakkons avait pris fin... mais l'issue en importait peu au Drekkan.

    Le blasphème avait été commis. Il n'y avait plus qu'à subir le châtiment des Dieux.

    Edan examina le tranchant de sa Spatha qu'il venait de finir d'aiguiser, puis se tourna vers la créature gigantesque dans la nuit, les yeux clos et la poitrine se soulevant légèrement de façon régulière. Le mercenaire rengaina son épée longue et entra dans une tente pour échanger ses vêtements souillés de sang contre une tenue propre, trouvant même une longue redingote d'officier. Il remit ensuite les deux fourreaux dans son dos, puis s'approcha précautionneusement de la gueule reptilienne.

    Cette dernière aurait pu l'engloutir sans peine sur le champ de bataille, alors qu'elle vociférait de fureur et de frustration, les iris nacrées brûlant d'imprécations méprisantes et haineuses. Son souffle à cet instant était lent et tiède, son corps détendu et ses paupières fermées de sommeil. A la lumière orangée du feu de camp, les cornes vrillées, les membranes des ailes et les écailles épaisses brillaient, telles les pierres précieuses, gemmes d'ambre et bijoux d'or d'un trésor fabuleux.

    Edan n'ignorait pas l'angoisse qui tordait les entrailles du Drekkan. Ses chairs auparavant meurtries et agonisantes, désormais ciciatrisées et vigoureuses, ne pouvaient le devoir qu'à quelque fait extraordinaire... aussi incroyable que la créature légendaire devant lui. Pourtant, peu lui importait le moyen utilisé et son prix à payer : il ne considérait que le poids de ce pacte qui tourmentait sans répit cette dernière, et lui transmettait une permanente et indicible frayeur.

    Le jeune homme se souvenait de sa solitude indifférente, de ses combats vides de sens, de son propre abandon au hasard et à la fatalité au point de ne plus s'accorder la moindre pensée, le moindre avis ni le moindre rêve, jusqu'à oublier de vouloir et d'agir pour lui-même. Il ne pouvait énumérer aucun plaisir ou désir qui lui ait appartenu, ni un banal évènement ou une simple rencontre pour affirmer sa propre identité ; ne lui revenaient en mémoire que des suites de nuits sans songes, sous le ciel de contrées qu'il ne saurait reconnaître, et de confrontations mortelles contre des inconnus qui n'étaient ses ennemis que du point de vue de celui qui s'était dernièrement payé ses services. Il y songeait comme d'une autre époque, voire d'une vie antérieure... ou d'un ancien cauchemar.

    Il voulait désormais regarder tout autour de lui ; détailler les paysages et les cieux, connaître la nature des éléments et mesurer leurs forces, sentir les effluves de la terre et de la mer, écouter les murmures de la brise et les chants des oiseaux, goûter des saveurs douces, surprendre un animal au détour d'un chemin... compenser toutes ces années bafouées par des expériences plaisantes ou grandioses, dignes de la créature à laquelle il estimait devoir la perception de sa propre existence. Davantage pour cela que pour sa vie sauve, il suivrait le Drekkan où qu'il se rende, en dépit de l'angoisse latente qu'ils partageaient dans leurs chairs.

    Edan se plaça et s'appuya contre la joue de She'Yin, à l'abri de l'une de ses ailes diaphanes, et ferma les yeux. Il s'apaisa et s'endormit contre la chaleur du Drekkan, bercé par sa respiration profonde et régulière, oubliant en s'installant de placer ses mains prêtes à saisir ses lames en cas d'alerte.

    V. Les Jours Sans Temps

     

    Le Drekkan et le jeune guerrier poursuivirent leur route au lever du jour, laissant au Nord derrière eux le Plateau d'Emeraude corrompu, ses montagnes noires et ses arbres morts. La poussière ocre et corrosive céda la place à l'herbe fraîche et haute du royaume de Gallia, terres fertiles et agricoles du centre du continent Eurinyd, sous le régime juste du Seigneur Wagner. Une grande prairie verdoyante s'étendait entre le champ de bataille et la contrée habitée, comme une frontière de plusieurs campées entre la paix et les conflits ; leurs ciels étaient cependant le même, amas de nuages gris et immobiles. Des champs céréaliers et des parcs à troupeaux s'alternaient au pied de quelques bâtisses de pierre, à l'architecture plus ou moins travaillées, rassemblées par dizaines autour de la route.

    Lorsqu'Edan emprunta la voie pavée, She'Yin regarda celle-ci avec mépris et scepticisme, puis considéra les pierres érodées et avança ses griffes acérées avec l'embarras d'un chaton hésitant à marcher pour la première fois dans une flaque d'eau. Percevant un bruit étouffé, le Drekkan leva la tête et surprit le mercenaire pouffant de rire devant lui ; vexé, il gronda et s'élança fièrement sur la route à la suite de son compagnon, qui tâchait d'avancer plus vite pour dissimuler son hilarité au fur et à mesure qu'il le rejoignait... et se retrouva à courir, riant aux éclats, le Drekkan bougonnant sur ses talons. Edan s'arrêta quelques mètres plus loin, les larmes aux yeux et le souffle court. Le Drekkan arriva dans son dos et le bouscula du museau en grognant de mécontentement. Le guerrier reprit sa respiration et se calma. Se tournant vers la créature, il avisa celle-ci qui regardait aux alentours, la tête haute et concentrée, silencieuse ; il inspecta à son tour les environs.

    Les parcs à animaux étaient vides. Aucun bruit, même anodin ne venait des modestes villages entre les champs déserts. Quelques insectes traversaient négligemment le champ de vision des deux compagnons de voyage, mais les oiseaux se faisaient plus discrets, n'échangeant que quelques courts sifflements d'un bosquet à l'autre. Le Drekkan et le mercenaire reprirent leur marche, attentifs et méfiants.

    Ils traversèrent plusieurs villages abandonnés cernés par leurs cultures laissées sans surveillance ; quelques bestiaux oubliés sur leurs terrains de pâturage meuglaient de faim et de soif. Une odeur de nourriture flotta finalement dans l'air, réveillant la faim d'Edan et faisant gargouiller son estomac ; le guerrier vit de la fumée sortir de la cheminée d'une petite maison parmi d'autres et décida d'aller y jeter un coup d'oeil. She'Yin le suivit, mais s'arrêta à bonne distance des habitations humaines, refusant de s'en approcher davantage. Le jeune mercenaire se posta sur le seuil de la petite demeure en pierre, laissant ses yeux s'habituer à la pénombre à l'intérieur et humant les effluves appétissants de viande et de légumes mijotés.

    – Darish, c'est toi ?

    Une femme âgée était assise sur une chaise à bascule près du foyer allumé, au-dessus duquel était suspendue une marmite en fonte. Elle s'était tendue vers l'entrée, sa voix éreintée et aiguë ayant appelé avec espoir, mais Edan dut la détromper.

    – Non, Grand-mère. Je ne suis qu'un guerrier errant.

    – Oh...

    Elle s'affala de nouveau contre le dossier de son fauteuil, comme sans forces. Le combattant demeura sur le seuil ; dans la semi-obscurité, il pouvait désormais distinguer des bahuts contre les murs, aux tiroirs et aux portes ouverts, de leur contenu éparpillé au sol et sur la grande table en bois au centre de la pièce principale. Manifestement, les gens de la maison étaient partis précipitamment. Soudain, l'estomac d'Edan protesta de nouveau ; la vieille dame pouffa de rire :

    – Eh ben, t'as l'air d'avoir faim, mon garçon ! Mets-toi donc à table et sers-toi dans c'te gamelle sur l'feu.

    – Vous ne craignez pas que je vous agresse ou que je vous vole ?

    – J'te crois quand tu m'dis être un guerrier, vu qu'les habitants des villages voisins sont tous partis pour les Forts voulant bien les accueillir... mais t'as pas passé le seuil d'cette maison sans mon autorisation. J'pense donc avoir une p'tite chance d'survivre avec toi.

    Le jeune homme entra, prit une assiette sur la table et s'approcha du feu. La dame âgée leva ses yeux ternes vers lui et hocha la tête, l'encourageant à se servir ; ce qu'il fit aec la louche, avant de s'asseoir à la longue table de bois et de commencer à manger avec une cuillère. Les légumes et la viande étaient chauds, bouillis et fades, s'émiettant et fondant à la seule approche du couvert ; mais Edan était trop affamé et trop heureux de manger pour faire le difficile. Ce plat humble et surcuit lui confirmait le départ précipité des propriétaires de cette demeure depuis quelques temps, déjà.

    – Pourquoi sont-ils partis ?

    – Le temps s'est figé. J'ai pas vu, en fait : j'peux plus m'déplacer d'un bout à l'autre d'la maison et j'y vois plus guère non plus...mais j'le sens. La lumière tourne, mais le cours du temps est... absent. Les gens ont eu peur et sont tous allés se réfugier dans les Forts des Nobles.

    – Vous n'êtes pas avec eux.

    – J'peux plus marcher. Si j'dois mourir, autant qu'ce soit dans la maison d'famille !

    Le ton voulait être sûr et convaincant, mais vibra de mélancolie sur les dernières syllabes. Edan ne répondit pas. La vieille femme ne relança pas la conversation.

    Le silence s'imposa dans la pénombre, seulement troublé par le murmure des flammes de la cheminée et le frémissement du contenu de la marmite. Le guerrier reprit la consommation de son repas. Lorsqu'il eut fini, il rinça son assiette dans le bac rempli d'eau sur un vaisselier, l'essuya avec un torchon froissé sur une chaise et la déposa sur la table en bois exactement à la place où il l'avait trouvée.

    Il s'attarda quelques instants pour regarder la dame âgée qui s'était assoupie dans sa chaise à bascule, au coin du feu. Celui-ci commençait à faiblir, mais Edan n'osait pas remettre une bûche dans le foyer, de peur de réveiller son hôtesse ; de même qu'il lui répugnait de l'abandonner dans cette maison, dans ce village vide. Il connaissait la solitude mieux que personne, n'ayant jamais côtoyé qu'employeurs hautains et adversaires anonymes ; mais il avait été assez fort, ou assez ignorant, pour la supporter. Se retrouver seul après avoir vécu entouré, voire aimé, devait être autrement plus difficile... et qui savait combien de temps durerait l'exil de ses proches ? Combien de temps pourrait-elle les attendre ? Quel genre de guerriers pourraient franchir le seuil de la maison sans son autorisation ? Il l'ignorait, et il ne pouvait rien y faire.

    Il ne pouvait qu'épargner à la vieille femme des adieux éprouvants, en partant à son insu. Discrètement.

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    Le Donjon d'Emondas, tour carrée et imposante de pierre blanche, se dressait au centre de la jeune cité d'Emondas cernée de hauts remparts aussi immaculés, et contrastait en clarté avec le ciel sombre et opaque au-dessus de lui, comme défiant le tonnerre et la colère des Dieux. Cet orgueil provocateur correspondait assez au personnage du Seigneur Wagner : Noble du centre du continent Eurinyd parmi d'autres, il avait décidé que l'oppression et l'impunité n'étaient pas dignes de sa caste privilégiée, qui devait au contraire porter haut l'honneur et l'aspiration. Peu de Seigneurs tels que lui en furent convaincus, et moins encore s'alignèrent à ses côtés pour repousser ceux qui répondirent à cette remise en question du système social en chargeant ses terres avec les armes, obligeant la famille entière à demeurer plusieurs décennies entre les murs de leur Fort encerclé par des troupes, des bûchers et des trébuchets.

    La réputation des Gallians quant à leur résistance en situation de siège, comme à leur ingéniosité pour la conception de machines et d'armes de jet, s'était faite sur cet épisode de la biographie des Wagner, plus d'une Ere auparavant, auquel on rattachait la naissance de leur nation. Gallia devait de façon singulière sa création, certes sur de nombreux Cycles, non pas à une suite de victoires sur l'étendue d'un territoire, mais à un évènement ponctuel et poliorcétique, qui avait contre toute attente évolué en alliance extérieure avec deux autres royaumes à peine formés : Héméria, à l'Est et Himénée, à l'Ouest.

    De s'être engagé auprès de l'actuel Seigneur Wagner lui-même en tant que combattant pour la conquête du Plateau d'Emeraude, Edan connaissait la prédilection, l'attachement et l'habilité des Gallians pour les arcs, arbalètes, frondes et autres dispositifs de tir portatifs. Aussi ressentait-il, en contournant à bonne distance les remparts des Forts aux portes closes, de façon à être parfaitement visible pour les gardes en faction en haut des murs protecteurs, de très désagréables picotements nerveux dans les membres, et particulièrement entre les omoplates, lorsqu'il tournait le dos aux bâtiments d'où résonnait un vacarme de foire commerciale assourdi. Emondas, impressionnante et blanche, ne lui fit pas une impression différente, les écharpes rouges comme celle qu'il avait porté en tant que mercenaire sur le champ de bataille et qui servaient de drapeaux à la nation, pendant lamentablement comme de lourds chiffons du haut de leurs piquets en l'absence de vent.

    La peur tenait les tripes des Hommes sous le ciel chargé de nuages lourds, immobiles qui laissaient à peine filtrer la lumière du jour pour le distinguer de la pénombre du soir, et maintenait une atmosphère tendue, presque palpable, rendant les regards suspicieux et faisant redouter la moindre ombre mouvante. Le néant du firmament et du temps semait le chaos dans leurs âmes et leurs raisons, plus sûrement qu'une guerre franche ou une épidémie mortelle. Edan fut ainsi la cible d'un archer posté sur les remparts de la capitale galliane ; le trait d'arbalète se planta heureusement assez loin de sa position, trahissant l'inexpérience du garde vraisemblablement novice, recruté dans l'urgence parmi les villageois recueillis par le Fort. Le jeune mercenaire néanmoins s'immobilisa et se tourna vers la cité, les mains vides levées devant lui en signe de non-aggression.

    Il perçut une vocifération grave, suivie du bruit sec d'un choc et d'une plainte aigüe. Une silhouette imposante, sertie d'une armure et tenant une lance, se dressa alors en haut des remparts et à défaut d'excuses, certainement plus soucieux de la discipline de ses soldats que la santé d'un étranger, lui recommanda d'une voix bourrue de se méfier des brigands qui s'étaient rassemblés dans les villages abandonnés, dissimulés dans les champs et les bosquets environnants.

    Des hurlements retentirent à cet instant et des individus vêtus à la fois de haillons tâchés et de pièces d'armures cabossées, certains tenant des armes et outils en main, surgirent sur la route et se mirent à traverser la plaine en courant et en criant au monstre noir. Riant aux éclats, mais attentif, Edan sortit ses lames et riposta contre des pilleurs paniqués, néanmoins assez cupides pour chercher au passage à le tuer, tandis que des flèches pleuvaient autour de lui pour frapper les fuyards. Après qu'il ait achevé son dernier assaillant et remis ses armes dans leurs fourreaux, alors qu'il reprenait sa marche entre les dépouilles, il s'entendit appeler du haut des remparts d'Emondas par l'officier à la lance.

    – Hé ! Où vous allez comme ça ?!

    Le guerrier errant se tourna vers l'homme à la voix hautaine, droit au-dessus des pierres blanches des murs extérieurs, qui pointa la pique de sa lame vers lui :

    – Vous n'allez pas nous laisser ces cadavres au pied de la cité !

    – Vous les avez abattus. Débrouillez-vous-en.

    Edan savait parfaitement quel était le souci des gardes d'Emondas : les brigands abattus allaient se décomposer à leurs pieds et dégager une odeur infecte, acculant davantage les gens entre ces quatre remparts dans leur propre angoisse... et attirant à leur porte des bêtes affamées, également effrayées et donc, dangereuses.

    – On vous a sauvé la vie.

    – J'ai occis moi-même ceux qui m'ont attaqué. Vous avez tiré dans le dos des lâches auxquels vous ne vouliez plus avoir affaire.

    L'officier garda le silence, puis fit un geste de la main. Les archers pointèrent vers le mercenaire leurs arcs et leurs arbalètes chargés de flèches et de carreaux.

    – Portez ces charognes à l'écart d'Emondas et vous n'en serez pas une vous-mêmes.

    Edan perçut une vague de colère sourde, qui ne venait pas de lui. Le Drekkan qui s'était écarté de la route pour se déplacer hors de la vue des cités humaines et que les brigands avaient dû surprendre, devait cependant le guetter et se rendre compte de sa situation. Le jeune homme l'exhorta intérieurement au calme et considéra la garde galliane avec un haussement d'épaules :

    – Je serai alors pour vous une charogne de plus à déplacer.

    Et il reprit sa marche d'un rythme sûr, malgré la tension instinctive de ses membres sous la menace des armes de jet, malgré celle de la créature qui le suivait de loin, aux aguets et qu'il ressentait parfaitement. Il enchaîna deux dizaines de pas, lorsque la voix grave, au ton moins autoritaire, le héla de nouveau :

    – Qu'accepteriez-vous en échange de ce service rendu à notre communauté ?

    Tout reposait désormais sur la peur ; actions et réactions. Les Gallians s'étaient réfugiés auprès des Nobles, dans leurs Forts, comme certaines plantes se ferment et ploient, comme les poissons se vautrent au fond des lacs... comme les chats se cachent au fond d'une armoire dès l'approche de l'orage. Il n'était pas question pour eux d'en sortir, tant que le danger ne serait pas clairement passé. Edan ne tenait vraiment pas à déplacer des cadavres, à nettoyer les ordures des autres, et encore moins à obéir aux ordres d'un officier orgueilleux derrière une muraille et son armée... bien qu'en tant que mercenaire, il devait reconnaître qu'il n'avait fait que cela jusqu'ici. Il n'était donc pas strictement à une basse besogne près...

    Mais il pouvait se faire payer très cher.

    VI. La Peur du Mercenaire

     

    Edan se surprit en train de s'endormir et releva brutalement la tête, la secouant machinalement dans l'espoir de chasser la somnolence qui le gagnait. Les campées qu'il avait parcouru à pied à travers Gallia lui pesaient à présent, alors que la quantité moindre de luminosité filtrant par la masse nuageuse du ciel semblait s'amoindrir et annoncer la nuit tombante au-delà de l'écran immuable. Il baissa les yeux sur sa monture, dont la démarche régulière et souple l'avait bercé et détendu.

    Les Félupams étaient des créatures typiquement gallianes, dont des individus sauvages extraits des Eres auparavant des bois encore verdoyants du Plateau d'Emeraude, avaient été dressés et élevés pour servir aux patrouilles de surveillance des terres des nombreux et possessifs Seigneurs. Leurs membres postérieurs, plus longs que leurs pattes avant, associés à l'agilité générale de leur corps, en faisaient des vigiles discrets et des chasseurs rapides ; leur taille au garrot et la robustesse de leur échine ayant augmenté au fil des générations, leurs dresseurs ont finalement pu les monter.

    Les Gallians tenaient aux Félupams comme ils tenaient à leurs Arcs à poulies. Le jeune guerrier avait d'autant dû imposer sa condition de n'accepter de déplacer les cadavres des brigands au pied de la cité qu'en échange d'un spécimen au chef des gardes d'Emondas, jouant légèrement sur le fait qu'il ne tenait pas à une bête exceptionnelle ou reproductrice, mais ne voulait pas non plus se retrouver avec un individu fragile ou déclinant. Le mâle qui l'accompagnait désormais sur la route pavée était encore jeune, presque adulte et devait sûrement confirmer ses aptitudes. Son caractère semblait néanmoins obéissant, sa démarche demeurait attentive à son cavalier et ses sens aux aguets. Edan soupçonnait les responsables de l'élevage des Félupams de lui avoir cédé cet individu manifestement prometteur à cause des trois lignes noires sur son pelage qui suivaient la courbe de son dos, et qui ne rentraient pas dans les critères esthétiques de l'espèce.

    La bête avait une bonne ossature et une musculature équilibrée, sous une fourrure soyeuse et argentée parsemée de petites tâches blanches et noires, comme éclaboussée par de vifs mouvements de pinceaux imbibés de peinture. Son avancée fluide, silencieuse grâce aux coussinets de ses pattes, portait sans le moindre signe de faiblesse ou d'irrégularité son cavalier et l'équipement de cuir que constituaient la selle et son tapis de laine rouge, la croupière sur son bassin et la bricole autour de son poitrail immaculé, la muserole autour de sa gueule et le rêne qui y était relié ; sa longue queue suivait un mouvement de balancier à chaque pas et la tête triangulaire au museau court, les yeux de couleur bronze brillants d'intelligence et les petites oreilles arrondies frétillantes de vigilance, se tendait vers l'avant au bout d'une gorge courte et large, sûre de sa destination.

    Edan fit s'arrêter le Félupam, en descendit et saisissant le rêne, l'attira le long du mur de pierre d'une maison qui donnait sur l'extérieur du village et des parcs à animaux. Il y demeura dans l'obscurité et dans le silence plusieurs instants, guettant les bruits et les feux que pouvaient produire les brigands aux alentours. Il ne repéra qu'une infime lueur, vraisemblablement dans un bois bien plus loin, mais elle suffit à le dissuader d'allumer lui-même un brasier.

    Il perçut une vague protestation, avant d'entendre les craquements des bois traversé par le Drekkan qui le rejoignait d'un pas pesant. Le Félupam se mit à gronder, et Edan à lui caresser le poil hérissé pour le rassurer. La créature d'écailles s'arrêta à quelques pas d'eux et se coucha au sol, ignorant la monture galliane et guettant le feu suspect au loin. Le mercenaire se cala contre le mur de la maison, s'emmitoufla dans sa redingote et baissa la tête, prêt à s'endormir sous l'oeil scrutateur du Félupam.

    Ce dernier cessa de feuler et tendit le museau vers le Drekkan, reniflant l'air à sa portée tout en restant sur ses quatre pattes à la même distance de la créature imposante et fière, qu'il voyait pour la première fois et dont il ne savait qu'attendre. She'Yin le regarda alors et approcha lentement sa tête à son tour vers l'animal méfiant, presque à le toucher. Après quelques secondes de face-à-face, le Félupam se détendit, s'écarta et se coucha sereinement auprès d'Edan, sous le regard impassible du Drekkan qui se tourna ensuite vers le brasier visible au loin, avant de se lever vers le firmament noir et vaporeux.

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    Le jeune mercenaire se réveilla brusquement et d'instinct, porta ses mains derrière son dos, dégaina ses armes et les brandit devant lui en se redressant. Ses sens s'affinant à mesure que sa conscience émergeait du sommeil cherchèrent des formes et des détails dans la nuit noire. Son coeur battait à tout rompre, comme surpris par un cri d'épouvante et menaçant de jaillir de l'intérieur de son torse.

    Il ne distingua que les arbres du bois au-delà des parcs à animaux vides aux abords du village. Aucun bruit, aucun mouvement ne se trahit autour de lui. Percevant une légère respiration, il avisa avec stupeur le Félupam couché en boule, dormant paisiblement à son côté. Edan n'en éprouva nul soulagement, ressentant encore cette frayeur intense à travers ses entrailles. Il pensa soudain au Drekkan et s'affola de ne pas le voir, alors qu'il s'était installé à quelques pas de là, face à lui. Il s'écarta de la maison et regardant alentour, reconnut la forme sombre et imposante de She'Yin, qui s'était avancé sur la route pavée.

    Le guerrier manqua chanceler sous la pression d'une terreur incroyable vrillant ses tripes, alors que le Drekkan s'agitait sur lui-même sans raison apparente, griffant dans un bruit désagréable les pierres au sol. Edan rangea ses lames dans leurs fourreaux et se précipita auprès du monstre d'écailles, qui tourna vivement vers lui ses yeux nacrés chargés d'un avertissement si net que le jeune homme s'arrêta, choqué dans son élan.

    Le Drekkan n'était pas blessé. Il était terrorisé, au point qu'il en avait alarmé dans son sommeil son partenaire de Lien de Sang.

    Cette angoisse-là n'avait rien à voir avec celle qu'il n'avait pu dissimuler à Edan depuis leur départ du Plateau d'Emeraude jusqu'ici. Elle mettait ses nerfs à vif, lui faisant craindre la moindre approche comme la brûlure d'un fer rougeoyant, la moindre attention comme une manoeuvre insidieuse ; elle le plaçait sur la défensive, tordait sa raison et le concentrait sur lui-même, au point de lui rendre tout le reste insupportable. Au-delà de la méfiance et de la folie avec lesquelles les pupilles claires l'intimaient fortement à garder ses distances, Edan percevait une détresse et une terreur indicibles, viscérales, de celles qu'on ne peut simplement pondérer avec des mots.

    Sa vue désormais habituée à l'obscurité relevèrent les pâles reflets des écailles et des cornes vrillées du Drekkan. Se détachant nettement des nuances mates des membranes de ses ailes, les disques argentés ornant l'articulation de ces dernières luisaient d'un éclat plus soutenu, et chacune des bandes de soie du même ton métallique qui y étaient rattachées brillait littéralement. Ces pièces aux allures d'équipements d'armure, affichaient des inscriptions inconnues pour le guerrier, qui n'en devinait aucunement le sens ou l'utilité ; et elles ne lui avaient guère paru étranges sur un monstre divin conquérant tombé du ciel, issu lui-même de légendes plutôt obscures...

    Les longueurs de tissu fin et précieux se désagrégaient à leurs extrémités, et leur propre destruction semblait pouvoir se poursuivre jusqu'aux palets gravés de symboles. Les particules dissociées se déposaient en pluie fine et scintillante sur les pierres usées de la route... lorsqu'un courant d'air léger les balaya comme les cendres froides d'un feu éteint.

    Edan comprit tout à coup la frayeur du Drekkan, dont le regard changea en laissant échapper le début d'une plainte aigüe qu'il retint presque aussitôt ; et il en éprouva pour la première fois la peur de la mort.

    Mais il ne comptait pas l'accepter. Le mercenaire saisit sa Spatha, rejoignit l'épaule de She'Yin et examina le disque qui l'ornait : il émergeait simplement de la chair, sa base prise dans les écailles fines entre la phalange de l'aile et l'omoplate massif de la même façon qu'une griffe ou qu'une corne. Edan eut l'impression d'un poing frappant traitreusement son coeur serré dans sa poitrine en considérant cette fusion du palet métallique avec le corps même du Drekkan, alors que la désintégration des bandes argentées continuait inexorablement. Il demeura quelques secondes indécis auprès de la créature tremblante et silencieuse, puis baissa la tête et lâcha sa lame qui tomba sur la route dans un bruit caractéristique et creux, synonyme de défaite et de résignation.

    Il ne se sentait pas la force de blesser lui-même le Drekkan.

    Ce dernier se mit à suffoquer, les yeux écarquillés, les iris nacrés réduits à deux minuscules points blancs dans la nuit noire, fixant les extrémités des longueurs de tissu qui se détérioraient et raccourcissaient, qui se rapprochaient de lui comme un fléau contagieux et lui inspiraient la même panique incontrôlable. Ses griffes crispées en percèrent et éclatèrent les pierres au sol ; les articulations de ses ailes se tendirent au point de leur faire émettre des craquements de protestation et d'éprouver l'élasticité de leurs membranes. Impuissant, Edan ne put en supporter davantage, saisit une corne vrillée de She'Yin pour le forcer à abaisser sa large tête entre ses bras et l'y maintenir fermement.

    Le Drekkan ne tenta pas de s'extraire de l'étreinte du mercenaire, mais les yeux fous, la gueule dégoulinante de salive, ne se calma pas non plus. Son cou au souffle saccadé et les battements effrénés de sa poitrine bousculaient et cognaient le jeune homme décidé à ne pas le lâcher. Ce dernier en serrait d'autant plus obstinément le crâne énorme entre ses membres, fermant fort ses paupières pour éviter de voir la progression de la désintégration des bandes argentées et l'état qu'elle provoquait chez son compagnon de voyage.

    Il lui sembla que son coeur rétracté de peur et de chagrin cherchait à remonter dans sa gorge pour fuir, dans un pressentiment oppressant, impressionnant et inédit pour lui. Ouvrant les yeux sur ceux affolés de She'Yin, il sentit des larmes naître au bord de ses paupières et des sanglots dans sa poitrine. Le vent se leva alors et fit voler de la poussière brillante devant son regard brouillé, transperçant son être de désespoir et tirant les pleurs hors de lui sur ses joues.

    She'Yin ouvrit la gueule et poussa un rugissement long et puissant d'agonie qui résonna sous la masse de nuages immobiles au fil des contrées d'Eurinyd, avant de s'écrouler au sol. 

    VII. Le Choix du Drekkan

     

    She'Yin reprit très lentement son souffle, et les battements de son coeur affolé s'apaisèrent jusqu'à retrouver leur rythme normal. Le Drekkan n'avait pas perdu connaissance ; l'angoisse folle et l'urgence mortelle l'avaient littéralement abruti, lorsqu'il avait senti disparaître les dernières particules des Lignes de Sort argentées liées à son corps. L'instant inéluctable de leur désintégration totale l'avait sonné d'ignorance, de terreur, d'incompréhension et d'impuissance.

    La nuit régnait encore sur les terres d'Eurinyd, plus dense et oppressante sous l'épaisse masse vaporeuse immobile qui semblait ne jamais vouloir disparaître, pour étouffer la vie sous elle insidieusement. Le rugissement de panique du Drekkan résonnait encore dans ses propres oreilles, mais n'avait pas même fait vibrer le moindre nuage.

    La créature reconnut le Félupam qui s'agitait en gémissant d'anxiété face à lui. Elle commença à relever sa lourde tête et à appuyer sur ses pattes couchées, lorsqu'elle perçut la résistance et la présence d'un bras humain sur sa gueule, ainsi qu'un gémissement contenu de douleur ; pétrifiée, elle s'immobilisa et écarquilla les yeux. Ses sens alarmés avaient reconnu la voix du mercenaire et ses iris nacrés le cherchèrent à côté de sa mâchoire ; mais ils ne réussirent à apercevoir que le haut de son crâne baissé sur ses épaules crispées, le visage dissimulé derrière ses longs cheveux noirs. She'Yin se redressa alors vivement, s'extirpant de l'étreinte du guerrier dans le hurlement de celui-ci.

    Edan étendu au sol se recroquevilla, tremblant, autour de son avant-bras sanguinolent, aplati et à la forme grotesque dans la manche de sa redingote, écrasé sous le poids de la tête du Drekkan. Ce dernier le considéra avec incrédulité, peinant à se convaincre que le jeune homme ne l'avait lâché à aucun moment de sa crise d'angoisse et souffrant, n'avait trahi aucune plainte tant qu'il ne s'était pas calmé.

    Il ignorait ce genre de considération. Il ignorait que les Humains étaient capables d'une telle volonté ; et aussi divin et sage qu'il était, il ignorait de quelle façon y répondre. Il ne savait que ressentir, ni que faire de ces impulsions étranges qui se tordaient en lui. Il ne pouvait qu'éprouver la souffrance de son partenaire de Pacte, et soigner les blessures de sa chair.

    Le Félupam inquiet s'approcha prudemment du mercenaire. Le Drekkan baissa sa tête vers lui en lui adressant un gémissement rassurant, et fit mine de le repousser du museau, obligeant l'animal à reculer. Il se mordit fortement la langue et lorsq'il sentit avec la douleur son sang à l'intérieur de ses joues, il se plaça au-dessus du guerrier gémissant et ouvrit la gueule. L'hémoglobine coula sur la main broyée du jeune homme en sueur qui eut un sursaut à son contact ; mais au lieu de dégouliner sur les pavés de la route, elle s'enroula en filets autour des muscles en charpie et s'insinua sous la manche du manteau. Edan se recroquevilla de plus belle en hurlant, puis se mit brusquement sur le dos, serrant les dents et griffant les pierres rodées du sol des doigts de son autre bras valide. Tendu et suant à grosses gouttes, il se relâcha soudain et reprit sa respiration, haletant, les yeux clos, sa main gauche négligemment posée à terre.

    Il ouvrit ses paupières peu après, puis entreprit de ramener lentement son membre blessé vers son visage pour l'examiner. Il n'en ressentit aucune souffrance. Son bras se pliait normalement et sa main était intacte.

    Edan se redressa et fixa She'Yin, qui s'était assis face à lui et lui rendait son regard. Les iris nacrés étaient brillants et francs. Aucune colère n'y brûlait, aucune peur n'en voilait l'éclat ; le Drekkan ne cherchait pas même à détourner la tête. Le mercenaire n'avait plus l'intuition d'un évitement nerveux ou d'une résignation craintive, mais celle d'un choix assumé, d'une ferme position. Il pouvait de nouveau contempler ces globes d'argent pur en fusion, comme luminescents au coeur d'une noirceur absolue, empreints d'une fierté et d'une omniscience sous lesquelles il ne se sentait ni méprisé, ni oppressé ; ces yeux clairs et étranges, impassibles et perçants, auxquels il avait offert son premier sourire au moment de mourir. Il pouvait enfin se combler de leur beauté comme d'un cadeau précieux, dont il se savait à peine digne... et de leur attention, comme d'une faveur bénie dont il aspirait les signes.

    Il éprouvait une nouvelle émotion face à la majestueuse créature aux écailles noires, aux cornes vrillées et aux ailes membraneuses luisant doucement dans la pénombre, jaugeant son état et ses réactions avec patience. Son coeur semblait gonfler dans sa propre poitrine, comme pour la remplir entièrement, n'y permettre aucun vide. Sa solitude de mercenaire n'avait pourtant jamais réussi à lui importer, et il partageait désormais un lien unique qu'il pressentait immuable...

    Ce n'était pas encore assez.

    Devoir tout au Drekkan n'exprimait pas assez sa reconnaissance. L'accompagner à travers Eurinyd ne lui suffisait plus. Il voulait se blottir contre sa gueule à l'instant, pour s'endormir sereinement sous son aile, contre ses écailles tièdes au rythme de sa respiration et des battements de son coeur. Il voulait tenir sa tête entre ses bras, caresser doucement ses joues lisses pour l'apaiser, l'assurer de son soutien et de sa présence... pour le toucher, le sentir... le rapprocher davantage de lui... se fondre en lui et se l'attacher à jamais.

    Les paupières de She'Yin s'écarquillèrent légèrement, alors qu'Edan levait sa main guérie vers lui... quand le Félupam l'assomma d'un vif coup de tête en signe d'affection et de joie. 

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    Plus tard, le jeune guerrier s'était endormi à nouveau, contre le mur de la maison du village avec le Félupam couché à ses côtés. Il avait pu se rendre compte avec effarement de la reconstitution parfaite de sa main et de son bras droits, sans aucune cicatrice visible sur sa peau, ni la moindre séquelle physiologique dans ses mouvements, même dans le maniement de sa Spatha. Seule la manche de sa redingote imbibée de sang, coupée au niveau de l'épaule du vêtement et abandonnée dans les bois, n'était pas sortie indemne de cette nuit éprouvante.

    Ayant feint le sommeil, She'Yin se redressa pour examiner les suites de la désintégration de ses Lignes de Sort, à propos desquelles il avait complètement oublié son irrationnelle angoisse à la seule connaissance des souffrances de son compagnon de voyage.

    S'il ressentait la veille encore une pitoyable honte d'avoir scellé le premier Lien de Sang devant la lente agonie d'un méprisable Humain, d'avoir fait lui-même une réalité d'une faculté blasphématoire par faiblesse, ce n'était plus le cas désormais. Il aurait pu geindre ses remords au pied des Divinités et de ses congénères qui n'en avaient que faire ; à présent, il était fier de son geste... fier de son partenaire de Pacte. La loyauté et la volonté de ce dernier avaient balayé ses doutes en un instant, le faisant reproduire le Don de Sang, cet échange interdit qui le poussait à redouter la colère de la Croisée Fraternelle, avec une légitimité et une assurance telles qu'il oserait la braver la tête haute ; telles qu'il n'y renoncerait sous aucun supplice punitif.

    La disparition de ses Lignes de Sort lui soufflait que la sanction suprême ne tarderait plus.

    Elles affiliaient un Drekkan, créés par la Terre Mère même, à l'un de ses enfants de la Croisée Fraternelle ; à l'un des Quatre Frères, ou l'une des Quatre Soeurs. Elles augmentaient la puissance de leurs Sortilèges, marquaient leur Aura de celle de leur Maître et affermissaient le contrôle de celui-ci sur leurs mobiles messagers, où qu'ils soient ; les complétaient au cou des Drakkons, combattants orgueilleux, les Colliers d'Entrave capables de mettre à terre la plus violente des fureurs. Plusieurs jours après la fin du conflit opposant les Dieux entre eux, après l'échange du Lien de Sang avec le mercenaire, She'Yin avait enfin été renié en tant que Gardien des Divinités.

    Sans les bandes de tissu précieux inscrites des signes sacrés de la Terre Mère tirant de son Aura divers Sortilèges, le Drekkan avait retrouvé son apparence originelle : les disques optimisant l'articulation de ses ailes n'étaient plus de métal froid et gravé, mais d'écailles noires et fines, au centre desquels émergeait une demi-sphère brillante, lisse comme une gemme polie, de la même couleur nacrée que ses iris. Il se surprit à éprouver une joie immense à leur vue. Elles n'avaient pourtant aucun rôle particulier, pas même une utilité physique comme ses griffes ou ses cornes... mais elles étaient propres à chaque Drekkan, antérieures à l'influence et au contrôle, et lui inspiraient une fierté claire, nette, sans lourdeur ni aigreur.

    Blâmé, méprisé et banni , She'Yin se sentait libre et heureux, comme jamais au cours de sa céleste existence.

    Les nuages s'écartèrent soudain comme deux pans de rideaux sombres et lourds, sur une aube orangée et dorée semblant irradier Eurinyd de toute la lumière dont elle avait été privée pendant les Jours sans Temps. Le Drekkan en fut aveuglé, ainsi qu'Edan et le Félupam, tirés brusquement de leurs sommeils. La créature perçut alors les imprécations célestes ; les grondements réprobateurs, les sifflements haineux, les insultes murmurées, les cris furieux résonnaient dans le ciel dégagé comme des coups de tonnerre vibrant de menace, de ressentiment... de tristesse.

    Aucune des deux factions n'avait remporté le combat. Elles avaient eu beau confronter leurs Drekkans, leurs Drakkons, leurs Auras à l'abri des regards des Humains dont elles se disputaient le sort derrière une épaisse masse vaporeuse, des semaines durant ; leurs combattants s'annihilaient mutuellement et leurs Sortilèges de puissances égales se neutralisaient. Le conflit s'était achevé avec le sacrifice des Quatre Soeurs et de l'un des Jumeaux, la disparition inimaginable des pendants de ceux qui restaient désormais. Eurinyd avait été préservée, avec ses éléments et ses lois, mais la volonté et les forces de les maintenir comme de les éprouver n'étaient plus... et la Terre Mère éplorée ignorait ses enfants survivants.

    Le Pacte scellé par She'Yin pour sauver la vie d'Edan en était d'autant plus intolérable. Les Dieux épuisés et tristes, victimes de leur jalousie et de leur impétuosité, ne pouvaient supporter qu'une de leurs propres créatures ait partagé son sang et son âme avec un misérable mortel, un spécimen de cette espèce pitoyable qui avait malmené leur Matrice et plongé les cieux dans le chaos, dans un conflit fratricide et inutile ayant voué leurs moitiés au néant à jamais. C'était une trahison inqualifiable. She'Yin et Edan par la fusion de leurs essences offensaient les Divinités par la seule réalité de cet acte, les insultaient par leurs seules existences.

    Le Drekkan se tenait dans la luminosité blanche sur ses pattes droites, ses ailes sereinement pliées, le cou tendu et le regard franc levé vers le firmament, dont l'aube était aussi radieuse que les voix qui y résonnaient étaient honnissantes. Il éprouvait la crainte du jugement impitoyable, en une boule d'angoisse désagréable au coeur de sa poitrine, certain que les Divinités et ses pairs courroucés ne se contenteraient pas de peu à son égard ; mais il ne courberait pas l'échine devant eux. Il ne regrettait pas le sacrilège qu'il avait commis seul ; il ne culpabiliserait pas de leur froide colère, de leurs remords tardifs ni de leurs orgueils bafoués. Leurs fautes resteraient les leurs, aussi divins, puissants et aveugles qu'ils soient.

    Le mercenaire s'était levé et avancé avec le Félupam à ses côtés, contemplant avec une légère incrédulité l'immensité céleste visible après des semaines de couverture nuageuse et grise, ses yeux douloureux à s'habituer de nouveau à cette clarté vive et chaleureuse. Cette superbe vue ne lui inspirait cependant aucune allégresse, ni aucun soulagement. Du Drekkan face à lui, manifestement calme, tout à ce ciel ouvert aux couleurs trompeuses, émanait une ferme résolution par sa posture et ses yeux, ainsi qu'une légère angoisse trahie par ses entrailles et de ses instincts, sans commune mesure toutefois avec celle qui pesait littéralement sur le dos et l'humeur de la créature depuis leur départ du Plateau d'Emeraude ; mais Edan n'était pas serein. Depuis que le ciel s'était dégagé, aucun oiseau n'était sorti de sa cachette ou ne s'était mis à chanter dans les bosquets. Le Félupam gonflait sa fourrure et grondait sourdement, le crâne légèrement baissé sous ses oreilles tournées vers l'arrière. Le jeune homme sentait lui-même les poils de ses bras se hérisser et son esprit le mettre en garde, sans qu'il en connaisse la raison.

    Dix points de lumière blanche apparurent tout à coup au sol autour du Drekkan, étirant des lignes scintillantes entre eux pour former un cercle. Surpris, le monstre d'écailles n'eut que le temps de sursauter et de déployer instinctivement ses ailes, avant que des signes semblables à ceux des Lignes de Sort ne s'y dessinent, que des chaînes lumineuses jaillissent d'un bout à l'autre du sceau au-dessus de lui et ne se tendent pour le plaquer fermemenr à terre.

    She'Yin protesta en grondant sous les entraves brillantes, qui n'émirent pas la moindre ombre de faiblesse. Edan s'élança auprès de lui, quand les pavés de pierre rodés s'illuminèrent sous ses pieds, le stoppant net dans son mouvement ; le Drekkan se tourna vivement vers lui et ouvrit la gueule sur un cri d'alerte, les yeux écarquillés, envoyant soudain au jeune homme une bouffée de terreur telle qu'elle lui coupa le souffle.

    Frappé par un éclair d'une blancheur éblouissante, Edan hurla sous la douleur transperçant le côté droit de son corps. Il ne put se retenir de continuer à crier en s'effondrant à terre, aveuglé et sourd, les membres crispés, le sang imprégnant ses vêtements et s'écoulant sur la route pavée ; il se plaça en gémissant pitoyablement sur son côté gauche, mais tendu comme la corde d'un arc, ne savait que faire de sa souffrance. Lorsque la fulgurance de celle-ci lui permit enfin de penser à autre chose qu'elle-même, il força sa volonté pour lever la tête malgré ses blessures lancinantes et voir à nouveau She'Yin.

    Le Drekkan n'était plus là.

    La luminosité divine avait disparu, et le ciel devenait bleu.

    Incrédule, Edan fixa le vide devant lui. Le jour s'avança sur les terres abandonnées ; mais il n'en sentit pas la chaleur. Les oiseaux poussèrent leurs premiers cris aigus depuis plusieurs jours ; mais il ne les entendit pas. Le Félupam s'agitait avec inquiétude, passant et repassant autour de lui ; mais il l'ignora. Il oublia la douleur de sa chair à vif et le sang se répandant sous lui, sa vie filant entre les pierres lisses de la voie.

    Lui importaient seulement, les traces de griffes acérées et furieuses qui avaient labouré la terre, non loin de lui.

    VIII. Les Imprécations des Dieux

     

    Le cauchemar à l'aveugle lui sembla durer une éternité.

    Ahuri face à la disparition du Drekkan, Edan avait tenté de se remettre debout, encouragé par le Félupam qui s'agitait autour de lui. Mais il n'avait eu d'autre possibilité que de renoncer. Tout le côté droit de son corps vrillait de souffrance à la moindre sollicitation ; de son oeil qu'il ne parvenait pas à ouvrir, à son bras et à sa jambe qui refusaient de se tendre et de le porter. Sous ses efforts vains, son sang avait coulé de plus belle sur les pavés érodés de la route, et le mercenaire s'était évanoui de faiblesse.

    Sa conscience avait oscillé entre le néant et le tourment. Il n'émergeait de l'obscurité épaisse et intemporelle, traversée par des souvenirs et des malaises fiévreux, que pour hurler sous la torture de sa chair par des silhouettes floues, dont les vociférations incompréhensibles heurtaient son crâne meurtri comme des coups de burin ou de gouge. La sensibilité excessive de ce dernier finit par s'atténuer, la fièvre commença à baisser ; les bruits lui furent moins insidieux et la douleur moins vive, les rêves et les vertiges moins lourds. L'inconscience redevint sommeil, et lui permit enfin le repos.

    Il fixa son regard, pour la première fois depuis vraisemblablement longtemps, sur un plafond de planches de bois brut, dessiné de veines et de noeuds. Des losanges de lumière orangée s'y dessinaient un peu plus loin, éclairant sur son passage de fines particules de poussière mouvantes dans l'air. Sa vue était nette, mais le jeune homme eut l'impression d'une restriction de son champ de vision et engagea d'instinct un mouvement de tête sur la droite. Ce simple réflexe frappa son crâne d'une pointe de douleur et il gémit en serrant les dents. L'écho de pas précipités lui répondit et un visage féminin apparut un instant au-dessus du sien, avant de disparaître dans une nouvelle suite de bruits successifs. Edan s'efforça de se détendre pour oublier la souffrance ; il lui sembla même s'être légèrement endormi, avant de rouvrir les yeux et de surprendre plusieurs têtes humaines, jeunes et âgées, penchées sur lui.

    Un homme d'âge mûr dans le groupe de villageois le considérait méticuleusement sous toutes les coutures, sans le toucher ni trahir la moindre impression sur ses traits burinés, marqués de lignes rosées. Il leva ensuite ses yeux d'un bleu glacial vers ceux d'Edan en lui demandant d'une voix grave et rocailleuse s'il entendait, et comprenait ce qu'il lui disait, mais de ne pas essayer de parler pour lui signifier sa réponse. Le guerrier voulut bouger la tête, mais la peine dans son crâne se rappela vivement à lui pour l'en empêcher ; aussi cligna-t-il exagérément des paupières pour exprimer son assentiment. Il sentit la fatigue engourdir son esprit, alors que l'homme hochait la tête avec un air impassible, les autres paysans quittant tranquillement son chevet.

    – Vous êtes dans ma maison, dans le village à côté duquel on vous a trouvé gravement blessé. Cela fait cinq jours qu'on s'occupe de vos plaies et qu'on guette votre réveil. Vous êtes très mal en point, jeune homme. Reposez-vous encore, vous n'en serez que mieux...

    Edan ferma les yeux... les rouvrit sur les planches du plafond assombri par la nuit et orné de carrés de lumière lunaire, les veines du bois scintillant très légèrement dans celle-ci. Le silence régnait alentour.

    Les formes pâles dans l'obscurité lui rappelèrent les reflets subtils de la moindre nuance de luminosité sur les écailles lisses d'un noir dense du Drekkan lors des Jours sans Temps. Sa capture par un sceau des Divinités lui revint aussi vite en mémoire et sa soudaine disparition lui pesa violemment sur le coeur, comme un poids invisible soudain lâché sur sa poitrine. Il voulut se tourner vers la fenêtre derrière lui, trahie par les losanges luminescents sur le bois, pour regarder les Lunes Jumelles dans le ciel d'encre, pareilles aux iris nacrés de la créature ; mais ses blessures le sanctionnèrent aussitôt en le foudroyant de douleur, telles les Dieux lorsqu'il avait voulu la rejoindre. La souffrance de son corps exacerba sa frustration et sa colère, crispant sa mâchoire à le faire grincer des dents sur un cri contenu de rage inutile, qui réussit cependant à passer le barrage de ses paupières en larmes brûlantes et salées. 

    Il ne savait pas s'il était tourmenté davantage par son impuissance, ou par la perte du Drekkan. A l'apparition du cercle divin, il n'avait su de quelle manière réagir et au premier pas, avait été impitoyablement châtié, réduit en charpie à terre comme un insecte écrasé au sol. De son partenaire de Pacte ne restait que des traces de griffes profondes, de lutte acharnée dans le sol, alors qu'entravé par des chaînes de Sort, il n'avait fait qu'émettre une protestation d'orgueil, résigné à son châtiment... ne poussant de cri d'alarme qu'au moment de la punition des Divinités à l'encontre du mercenaire.

    Où es-tu ?

    Je ne te sens plus.

    Un bruit sur sa gauche lui fit ouvrir les yeux sur l'homme qui l'avait examiné auparavant, en train de s'asseoir à côté de lui. Une lueur jaune et chaude, sans doute d'une bougie allumée dans la pièce, révélait derrière lui les murs blancs et nus, enduits à la chaux, d'une modeste demeure. Edan perçut une odeur de viande rôtie, à laquelle son estomac réagit bruyamment. Son visiteur étira quelque peu ses lèvres en un sourire amusé :

    – Voilà un signe prometteur pour votre rétablissement ! Mais vous allez devoir vous contenter de bouillon, pour l'instant. Encore une fois, n'essayez pas de parler ; on verra ça quand vous aurez repris des forces.

    Il leva dans ses mains un bol légèrement fumant et une cuillère, qu'il porta régulièrement remplie à la bouche ouverte du guerrier alité, celui-ci avalant avec grand plaisir le liquide clair. Affaibli et immobilisé, son corps ainsi réchauffé de l'intérieur, les ondes goûteuses et bienfaisantes de la nourriture se transmettant à sa chair, en frémit et le ramena à ce moment unique, inoubliable sous la pluie du Plateau d'Emeraude... Le jeune homme n'émit pas le moindre sanglot, n'eut pas le moindre soubresaut ; les gouttes lacrimales perlèrent d'elles-mêmes à ses paupières pour rouler sur ses joues, à la suite des premières. Son hôte en les voyant retint une seconde le couvert en l'air, puis reprit son geste sans mot dire.

    Lorsque le bol fut vide, il y glissa la cuillère et rendit son regard à Edan. Il le fixa en silence quelques secondes, semblant réfléchir intensément à une prise de décision, avant de s'adresser enfin à lui d'un ton ferme :

    – Vous avez perdu beaucoup de sang, et vos blessures sont loin d'être superficielles. Avez-vous conscience de la perte de votre oeil droit ?

    Le jeune homme cligna lentement de la paupière gauche. Il s'était effectivement rendu compte de la réduction de son champ de vision, quand il avait cherché du regard à mieux connaître son nouvel environnement. La tête dans l'axe de son corps, tout ce qui se trouvait au-dessus de son épaule droite et au-delà lui était dorénavant dissimulé par un écran noir.

    – Les os de votre bras et de votre jambe de ce côté ont de multiples fractures. De votre crâne jusqu'à votre cheville, votre chair a été littéralement charcutée, comme si vous aviez été frappé par un seul coup de massue à pointe de haut en bas. On a pansé et recousu du mieux qu'on a pu, mais vous en garderez des traces... Je doute même que vous puissiez un jour vous resservir de vos membres convenablement.

    Le mercenaire mit une bonne minute à assimiler l'information. Il ferma ensuite son oeil restant, comme seule réaction ; il entendit son hôte se lever et quitter la pièce. Rouvrant sa paupière, il étudia sans émotion les losanges de lumière blanche, parfaitement découpés dans l'obscurité de la nuit sur le plafond en bois rustique, scintillant des restes d'une vie, sectionnée mais tenace, imperceptibles dans la clarté du jour.

    Il voulait voir les deux lunes argentées du ciel d'Eurinyd à la fenêtre derrière lui.

    ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

    – S'il n'y avait pas eu le Félupam, on t'aurait achevé à même la route, comme un vulgaire brigand. Mais on était dans le Fort d'Emondas lorsqu'un voyageur à l'extérieur des remparts a tenu tête au Lieutenant des Wagner et obtenu ce jeune mâle, avec trois bandes noires sur le pelage ; et vu comme l'animal s'obstinait à ne pas nous laisser t'approcher tant qu'on tenait des outils, il était clair que tu t'en étais bien occupé, pour te l'être ainsi attaché en si peu de temps. On tient à ces bêtes presque comme à nos propres enfants ; on ne pouvait donc pas te laisser là, en train de mourir.

    L'homme d'âge mûr coupa une tranche du fruit avec son couteau et la tendit à Edan. Ce dernier leva sa main mutilée, consciencieusement entourée de bandages, et s'efforça de saisir le morceau entre ses doigts, de le tenir sans le lâcher, ni le broyer tout en pivotant son bras maintenu dans une attelle, jusqu'à pouvoir le glisser dans sa bouche et le mâcher. Sa jambe également sanglée entre deux planches de bois reposait sur un chiffon roulé en boule au sol, et un long bâton à portée de son bras gauche servait de canne au guerrier blessé pour se déplacer.

    Chaque jour depuis plusieurs semaines, ce dernier obligeait son corps à se mouvoir et à supporter la douleur, en se levant dès l'aube de son lit dans la demeure du chef du village qui l'avait recueilli et soigné, pour rejoindre le banc de pierre à côté du puits ; il rentrait dès qu'il s'en sentait la force et à l'heure des repas, puis retournait sur la place de la commune, allant et venant ainsi plusieurs fois dans la journée, parfois accompagné de son Félupam lorsque celui-ci ne servait pas aux tâches des paysans. Tant que ses membres seraient ainsi contenus, à la fois pour les protéger des chocs et optimiser leur guérison, son hôte lui avait défendu de s'éloigner seul.

    Mais il ne suffirait pas à Edan de pouvoir se servir à nouveau de sa jambe et de son bras sans aide, ni matériel. Bien qu'il ait retrouvé son énergie, il s'était rendu compte que ses blessures avaient irrémédiablement altéré ses sensations et sa motricité pour tout le côté droit de son corps, du haut de son crâne à la plante de son pied. Il éprouvait fort bien la souffrance intérieure de ses os et de ses muscles malmenés, mais il doutait dorénavant de leur perception de l'extérieur, son appréhension du contact des objets et de la température de son environnement presque inexistante comparée à celle inspirée par ses membres gauches. Il n'avait pas réussi à serrer entre ses doigts la garde de sa Spatha, ni même à percevoir les bords des bandes de cuir usées autour du manche à travers les bandages sur sa paume meurtrie. Lorsqu'elle était finalement tombée au sol, le bruit clair du métal contre les pierres lisses de la maison n'avait résonné que du côté épargné de sa tête ; fort, mais comme brouillé.

    Son hôte s'installait toujours à sa gauche, notamment sur le banc aux abords du puits communal. Il apportait un coussin ou un morceau de tissu qu'il glissait précautionneusement sous le pied blessé du mercenaire, et s'asseyait. Silencieux les premiers jours, peu bavard les semaines suivantes, le chef avait commencé à lui raconter l'histoire de la communauté et des familles qui la composaient, des anecdotes amusantes, des circonstances plus dramatiques, jusqu'aux coutumes et patois populaires de Gallia. Ce jour-ci, il avait décidé de parler de la découverte du guerrier à l'agonie sur la route par les paysans qui revenaient du Fort d'Emondas à la fin des Jours sans Temps.

    – On se méfiait quand même, certains plus que d'autres. Si tu es accepté aujourd'hui, c'est aussi grâce à la grand-mère de Darish. Cela te dit quelque chose ?

    Le jeune homme sourit en saisissant un autre morceau de fruit que l'homme lui tendait.

    – Comment se porte-t-elle ?

    – Oh, très bien ! Son petit-fils l'a vivement sermonnée d'avoir laissé le feu de la cheminée allumé, ce qui aurait pu attirer les pilleurs et un triste sort sur la vieille femme. Elle a dit qu'elle n'avait croisé qu'un jeune vagabond certes affamé, mais bien élevé. Elle regrette juste que tu sois parti sans la saluer...

    Edan garda le silence, s'efforçant avec précaution de porter la tranche de fruit dans sa bouche. Des enfants se mirent à courir à travers la place communale en riant et en appelant les adultes, qui abandonnèrent leurs tâches et sortirent des maisons pour s'amasser à l'entrée du village. Le chef se leva sous le regard interrogateur du mercenaire :

    – Elle vient donc te voir aujourd'hui ! Entre le Félupam et la doyenne que tu as si bien traité, tu es considéré par tous comme de confiance et de courage, jeune homme.

    Il s'éloigna pour accueillir une petit groupe de trois hommes tirant un Zéfisse, un bovidé domestique très répandu à travers Eurinyd, sur lequel était montée la vieille femme qu'Edan avait rencontré seule dans sa maison familiale et qui lui avait offert de quoi se sustenter. L'un des nouveaux arrivants l'aida à descendre du dos de l'animal et lui donna une canne, puis toutes les personnes ainsi rassemblées la suivirent alors qu'elle s'avançait vers le puits. Le guerrier saisit son bâton et se redressa, de façon à se tenir respectueusement debout face à sa visiteuse. Cette dernière s'arrêta à sa hauteur, leva la tête vers son visage et plissant les paupières comme pour mieux le distinguer, sourit tristement :

    – Comme j'suis contente d'te r'voir, mon garçon... Mais c'est-y pas pitié d'te r'trouver dans l'même état qu'moi, à ton âge ?

    Edan lui rendit son sourire, en plus chaleureux et rassurant.

    – Tout ira bien, Grand-mère. On s'occupe beaucoup de moi, ici.

    La doyenne hocha la tête et s'assit tranquillement sur le banc de pierre. Edan se réinstalla à côté d'elle, tandis que les villageois se dispersaient, les laissant à leur conversation privée ; que la femme âgée reprit sans se faire prier :

    – Faut qu'tu pardonnes à la pauv'folle que je suis, mon garçon, de t'raconter des sornettes comme j'vais l'faire. Mais depuis qu't'es parti d'ma maison, j'ai r'pensé à beaucoup d'choses, et j'voulais absolument t'les dire.

    – Vous pouvez parler sans crainte. J'ai découvert moi-même un certain nombre de choses plutôt singulières, depuis quelques temps.

    Elle pivota légèrement vers lui, l'air à la fois grave, désolé et intrigué.

    – J'sais pas c'qui t'est arrivé, mais c'est pas rien. Nos Dieux sont pas connus pour leur clémence.

    Edan ne put retenir un gloussement cynique.

    – Vous croyez en eux ?

    – J'pense pas que j'peux dire ça. La plupart des gens les ont oubliés depuis longtemps. C'est toi qui m'y as fait r'songé, à cause des Jours sans Temps... et d'la bête qui t'accompagnait.

    Le jeune homme tourna plus franchement la tête vers son interlocutrice dans un mouvement vif de surprise. Cette dernière se mit à rire, amusée par sa réaction :

    – J'y vois plus guère, mais j'entends d'autant mieux ! Des pas lourds, quatre pattes qui faisaient des cliquetis d'griffes s'posant sur les pierres de la route ; quand t'es arrivé, puis quand t'es parti. Ce d'vait être un monstre énorme, effroyable... C'était d'autant plus terrifiant que Gallia, comme les autres nations subissait les Jours sans Temps. J'me suis rappelée les histoires que nos aieux nous racontaient au coin du feu...

    Ses yeux ternes se baissèrent d'un coup vers un point vague sur le mercenaire en s'assombrissant de tristesse et de solitude, comme le font ceux d'un enfant qui s'est égaré, fatigué de chercher son chemin, résigné à ne jamais rentrer chez lui.

    – Ces histoires finissent jamais bien. Les Divinités n'font qu'éprouver, châtier et éprouver encore les Hommes, les créatures et les choses qui se sont fait remarquer d'elles. On ne croit pas en eux ; on les craint.

    – Vous ai-je effrayée ?

    – Non. Je m'suis inquiétée quand j'ai appris qu'on t'avait retrouvé grièvement blessé, just'à la fin des Jours sans Temps. La créature qui t'accompagnait n'est plus là, c'est ça ?

    Elle avait posé cette question en relevant son visage pâle et en braquant son regard directement dans le sien.

    Edan ignorait si elle le voyait nettement d'aussi près, si elle pouvait clairement interpréter ses expressions faciales et ses réflexes nerveux. Il ne savait pas ce qu'elle avait pu admirer comme merveille, surprendre par hasard ou subir comme horreur au cours de sa vie... mais ses iris à la couleur passée, comme voilée par les années l'intimaient fermement à répondre en toute sincérité, sans tergiversation ni manières.

    Le guerrier n'avait nullement envie d'émettre à voix haute ce qui l'accablait chaque nuit allongé sur le lit de la demeure du chef du village, dans le silence et l'obscurité, la lumière blanche des Lunes Jumelles en losange sur le plafond de bois narguant sa faiblesse et son impuissance. Contempler les deux astres argentés, légèrement décalés l'un devant l'autre dans le firmament scintillant, ne l'avait pas soulagé ; il n'en avait ressenti que plus vivement sa solitude, et son incertitude quant au sort du Drekkan. Pas la moindre onde de pensée ou d'instinct ne faisait vibrer ses entrailles, pour au moins lui souffler que son partenaire de Pacte était en vie ; pour lui donner la volonté de guérir, et lui conserver celle de le chercher, après ces longues semaines de douleur et de découragement.

    Le regard de la vieille femme était déterminé, et sa détresse appelée à la surface de son esprit en cet instant le comparait à une pointe meurtrière pointée vers son coeur... ou à une main compatissante tendue pour l'aider. Face à une telle résolution, dénuée d'intérêt et sans appel, il ne se sentit pas d'autre possibilité que celle d'avouer enfin sa peine.

    – Oui, elle a disparu. Je ne sais pas où elle est, ni même si elle est encore vivante.

    La doyenne ne cilla pas. Elle posa simplement une main légère, fraîche et ridée sur celle du jeune homme.

    – J'sais pas c'que ça t'vaudra, mais j'veux qu'tu écoutes c'que j'vais t'dire. Peu importe c'que cette créature et toi avez fait : vous ne s'rez pas juste supprimés. Les Divinités harcèlent ceux qu'elles accusent de blasphème, leurs châtiments rivalisent en durée et en cruauté. Elles vous ont séparés, et ne vous laisseront jamais en paix. Il ne sert à rien de demander pardon, ni de vous révolter ; vous pouvez même pas vous soumettre...

    Elle prit les doigts valides d'Edan entre les siens pour capter toute son attention ; ses yeux étincelaient à présent d'espérance et de rébellion en le regardant :

    – Alors fais c'que tu veux. Obstine-toi et accomplis-le ! Tu veux retrouver ta bête ? Rétablis-toi et donne-toi la force d'aller au bout du monde ; de soulever les rochers des Pics Hurlants, de braver les blizzards d'Orsalkie ou les tempêtes de sable de Himénée, de creuser les mines de Héméria jusqu'à atteindre les entrailles de la Terre Mère ! Il te restera plus qu'à fouiller l'immensité des cieux et qu'à décrocher les étoiles... mais quitte à être maudit, choisis la façon dont tu veux l'vivre.

    Le guerrier soutint plusieurs secondes en silence le regard franc de la femme âgée. Tandis qu'elle serrait davantage sa main, ses iris ternes, presque vitreux le défiaient de suivre ses conseils, ses belles paroles romanesques pour une existence, voire une éternité d'efforts insensés et de quêtes laborieuses, par principe de courage et de liberté sous un joug divin et arbitraire aussi absurde...

    Une minuscule ombre passa dans ces yeux débordants de volonté et d'espoir, un instant seulement, pour disparaître aussi vite qu'elle s'y était glissée ; mais Edan l'avait surprise et reconnue aussitôt, pour l'avoir croisée dans un autre regard, fou et nacré, par une nuit décisive.

    C'était celle de la peur.

    La peur de souffrir. La peur de mourir, d'échouer, de se perdre... La faiblesse des mortels.

    Ce fut elle qui le décida. Il en serra enfin les doigts de la doyenne entre les siens...

    En cours de réécriture - 23/04/16

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