• Princesse Bari

    Dixième roman contemporain de l'auteur sud-coréen, écrit en 2007 et paru en France en Août 2013.

    Hwang Sok-yong naît en 1943 en Mandchourie, territoire au Nord-Est de l'Asie alors occupé par le Japon. A l'issue de la Seconde Guerre Mondiale, la Corée est divisée en deux nations : le Nord sous influence soviétique et le Sud sous influence américaine ; la famille de l'écrivain retourne donc à Pyongyang, puis habite Séoul en 1950. Enrôlé pendant la guerre du Vietnam, il milite dès lors de sa personne et de ses mots - sous forme de romans et de pièces de théâtre ; avec sa participation à la création de la chaîne radiophonique clandestine La Voix de Kwangju libre, puis de la revue Littérature de la Réunification - contre la dictature de Park Chung-hee de 1962 à 1979, et encore aujourd'hui pour la paix de la péninsule asiatique. Emprisonné en Corée du Sud, exilé aux Etats-Unis et en Europe, utilisé en Corée du Nord à des fins politiques, l'auteur livre dans ses récits sa propre vie douloureuse, ses témoignages des troubles humains du monde entier lourds d'un réalisme pragmatique, par le biais de personnages malmenés par des idéologies partiales.

    Une enfant vient au monde en 1983 dans une famille de la ville portuaire de Chongjin, en Corée du Nord. Etant la septième fille à naître alors que le père désespère d'avoir un garçon, elle est abandonnée dans un fossé, mais la grand-mère partie à sa recherche la retrouve dans la niche de leur chienne Hindung. Après avoir survécu à la fièvre typhoïde à l'âge de cinq ans, Bari perçoit les sentiments des animaux et des gens, développant les mêmes aptitudes que son aïeule aux pratiques chamaniques ancestrales. La sécheresse estivale, puis les pluies hivernales de 1994 entraînent une période de famine implacable, mais c'est la fuite d'un oncle endetté qui provoque l'expulsion pour la commune de Puryong de la mère et de cinq des filles, que leur cadette ne reverra jamais. Celle-ci franchit discrètement la frontière et trouve un abri dans les bois avec Hyuni et la grand-mère ; son père les y rejoint, traumatisé par les Camps pour la Révolution. La soeur et la vieille femme succombent de froid durant l'hiver suivant, tandis que l'homme disparaît définitivement. L'orpheline à peine âgée de treize ans se retrouve alors seule, en terre étrangère.

    Le personnage de Bari - s'exprimant à la première personne du singulier tout au long du récit - raconte avec maturité la vie quotidienne de sa famille, entre ses six soeurs adolescentes aux personnalités différentes et les privilèges dûs à l'appartenance du père au Comité du Peuple, puis les évènements funestes qui vont en disperser les membres et les condamner à l'exode, voire à la mort. De son passage nocturne en Chine répressive jusqu'à la ville de Yanji aux contrôles de l'administration dans le populaire quartier Lambeth de Londres, du fleuve Tumen gorgé de cadavres faméliques aux cales asphixiantes d'un bateau de passeurs, le ton narratif de la protagoniste en devient détaché, presque cruel ; elle ne pleure que rarement, malgré son très jeune âge et la suite de malheurs qu'elle connaît... Car plus que du point de vue d'une femme - enfant, adolescente, puis adulte - assignée au statut de réfugiée, il s'agit de celui de l'auteur, dissident engagé et désillusionné. Critique du système politique totalitaire de son pays d'origine, témoin des tourments de ses compatriotes sous ce régime, Hwang Sok-yong porte un regard blessé et furieux sur les chaos provoqués comme subis par les Hommes, conforté au moment où il écrit ce roman par les attentats de Mars 2004 en Espagne, de Juillet 2005 en Grande-Bretagne comme par les émeutes françaises en Octobre et Novembre de la même année. L'écrivain expatrié y dénonce la situation des migrants poussés au désespoir, à la fuite et à la clandestinité par le capitalisme mondialisé, diverses organisations criminelles abusant à cette occasion de leur détresse, qui ne trouvent finalement pas leur place et ne s'intègrent pas dans les sociétés occidentales instaurant d'elles-mêmes des communautarismes et rattrapées par le terrorisme.

    L'existence de Bari s'aligne sur celle de la princesse éponyme d'un conte populaire coréen. Abandonnée à sa naissance, puis sauvée par un animal, elle est surtout destinée à chercher l'Eau de Vie au cours d'un long voyage vers l'Ouest pour sauver les esprits des siens. Dans la réalité comme dans ses rêves, dans lesquels sa grand-mère et son chien Chilsong la guident, la jeune transfuge croise au cours des épreuves qu'elle traverse d'innombrables exilés comme elle, des affamés sur les routes, des femmes bafouées et des hommes humiliés par d'autres, mafieux et trafiquants impitoyables du Gang des Serpents, gémissant leurs peines et leurs haines comme les âmes des morts suppliciés, exploités, incompris et vengeurs qu'elle entend dans l'Au-delà. Suite à l'attentat du World Trade Center aux Etats-Unis, à la capture de son mari Ali au Pakistan et à la perte de sa fille Suni, Bari anéantie cherche à se perdre dans ses songes étranges pour les y retrouver ; mais les fantômes désespérés la pressent de trouver l'eau miraculeuse... qui n'existe pas. Elle se révèle pourtant capable de répondre à leurs questions, à leurs imprécations, à leurs plaintes quant à leur sort tragique après des années passées à supporter l'exclusion et la tragédie, à écouter les autres et à partager leurs regrets, à côtoyer diverses cultures ou croyances ; et à admettre qu'elle-même n'est pas étrangère à la détresse de son amie chinoise Shang, passée dans le même conteneur et à laquelle elle avait confié Suni.

    Bien que le périple initiatique de la Nord-coréenne ait touché à sa fin, le chaos et le fanatisme poursuivent leur oeuvre dans la réalité et dans le roman avec l'attentat terroriste à la station de métro Russel Square, auquel la protagoniste et son époux rapatrié assistent directement. L'auteur conclut son récit humblement par l'intermédiaire de la jeune et courageuse Bari, survivante et résistante, enceinte de nouveau, avec une ultime note d'espoir ; un dernier geste d'apaisement, un voeu d'harmonie pour le passé comme pour l'avenir de l'humanité, et celui des générations à venir. 

    Harem, de Charlie Audern et Kaelig Lan Plus personnellement, j'ai lu cet ouvrage alors que les premiers Syriens fuyant la menace extrêmiste arrivaient par milliers en Europe et suscitaient des débats politiques virulents, inutiles, voire décalés qui n'appelaient que suspicion, appréhension et amalgames. Cette lecture m'a permis de prendre un recul bienvenu et de considérer dans son ensemble le cercle vicieux dans lequel se retrouve engagé le monde actuel, avec ses manigances diplomatiques et ses impacts écologiques, ses excès économiques et ses pillages historiques. En reconnaissant les défauts et les fragilités de chacun, sans excuser les crimes de haine ni les abus de pouvoirs, Hwang Sok-yong nous ramène à notre pitoyable statut de mortel, égoïste et instable, face aux autres Hommes, vivants ou morts, qui nous paraissent tels des reflets présents ou futurs dans un miroir. Le bonheur, la paix, l'envie et la force de vivre se trouvent d'abord en nous-mêmes, pour peu que nous ayons la volonté de les y chercher. 

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  • Le Restaurant de l'Amour Retrouvé, d'Ogawa Ito

     Premier roman de l'auteure de livres pour enfants, publié au Japon en 2008, adapté en long-métrage par Mai Taminaga en 2010 et récompensé du Prix Etalage de la Cuisine 2011.

    Rinco, jeune Japonaise de vingt-cinq ans, rentre un soir à l'appartement qu'elle partage avec son petit ami à Tokyo et le constate vidé de leurs meubles et de leurs affaires à tous deux, sans le moindre mot d'explication ; seule reste, judicieusement placée dans le réduit du compteur à gaz, la jarre de saumure héritée de sa grand-mère, précieuse plus que toute autre chose à ses yeux. Elle retourne donc, après dix années d'absence, dans son village natal et chez sa mère Ruriko qu'elle méprise profondément, tout en se rendant compte qu'elle a perdu sa voix en chemin.

    Blessée par la trahison de son conjoint au point d'en être devenue aphone, Rinco - s'exprimant à la première personne du singulier - cherche tout d'abord dans le potager de la demeure familiale qu'elle a quitté sur un coup de tête la bouteille remplie d'économies que sa mère cache en terre, pour y trouver à la place sa propre boîte à souvenirs qu'elle avait elle-même enterrée. Elle retrouve avec à la fois nostalgie et exaspération le modeste village au pied des Mamelons de son enfance, l'ancien vacataire de son école Kumakichi, le vieux figuier au pied duquel elle coupe ses longs cheveux, le hululement de Papy Hibou à minuit, les stations thermales et les petits commerces aux devantures usées désormais fermés... Afin de ne pas se laisser dominer par l'accablement, la jeune femme décide d'ouvrir son restaurant comme elle en rêve depuis toujours, abordant alors avec intérêt et ferveur l'aspect terrien de la collectivité, avec ses cultures sans apports chimiques comme ses produits locaux dont elle compte se servir en cuisine. Elle adapte la remise abandonnée à l'arrière de la maison de sa mère, la décore à son idée avec des matières minérales, des teintes chaudes et des objets artisanaux, avant de baptiser l'endroit du nom de L'Escargot - en référence à la coquille que ce dernier porte inexorablement sur son dos, prêt à s'y ressourcer, voire à s'y réfugier en cas de souci - et de se vouer à sa passion culinaire.

    Forte de ses expériences dans divers établissements de la capitale, des recettes apprises de sa grand-mère et de son propre talent, Rinco accueille ses clients et confectionne des plats en accord avec leurs personnalités et leurs goûts, dans l'espoir de combler autant leurs sens que leurs esprits. Attentive aux étapes de préparation des menus, à leurs équilibres nutritifs et digestifs, minutieuse quant à leurs accompagnements jusqu'à leurs présentations dans les plats de service, elle voue un véritable respect mêlé de reconnaissance aux ingrédients dont elle veille à exploiter la moindre fibre et tous les bienfaits, adressant ses hommages aux divinités qui l'accompagnent et qui la guident aux fourneaux. Ses repas porteurs de ses émotions et de ses voeux, vrais bien que muets, marquent et secouent non seulement le palais de ses convives, mais leurs existences même ; les sensibilités réveillées, les souvenirs ravivés, les coeurs réchauffés chassent des années de tristesse et favorisent de tendres idylles, au point de susciter des rumeurs selon lesquelles les recettes de Rinco exauceraient les voeux les plus chers et combleraient les émois amoureux.

    Mais au premier hiver, après plusieurs mois d'activité à L'Escargot dédiée au bien des autres, le sort rappelle à celle-ci qu'il est aussi question de sa propre vie. Si elle ne songe plus guère à la trahison de son petit ami, Rinco garde beaucoup de ressentiments vis-à-vis de sa mère. Lorsque Ruriko avoue n'avoir plus que quelques semaines à vivre, la jeune femme s'applique à honorer sa seule et dernière requête envers elle : imaginer et réaliser dans son intégralité le repas de ses noces avec Shuichi, son amour de jeunesse retrouvé, en se servant de la chair d'Hermès, la truie domestique qu'elle chérit comme un second enfant depuis le départ de sa fille unique. Les plats et la cérémonie sont très réussis, mais Rinco ne trouve pas le courage de se réconcilier avec Ruriko avant que celle-ci ne succombe à la maladie, et sombre dans une affliction plus pesante encore qu'au début du roman, abandonnant même L'Escargot plusieurs semaines, abrutie de remords. Ce sera à son tour, après la lecture d'une lettre d'adieu laissée par sa mère et l'écoute d'explications auprès de Shuichi, de déguster un plat préparé cette fois pour elle-même, avec toute sa ferveur et toute sa compassion qu'elle a réservé jusqu'alors à ses clients, afin de reconnaître et d'accepter l'amour maladroit et craintif qu'il y avait entre elles deux ; afin de réussir à se pardonner et à soulager ses peines, retrouvant la voix en même temps que l'envie de vivre et de la partager avec autrui.

    M/M Plus personnellement, j'ai apprécié cet ouvrage comme on déguste un plat généreux et agréable en bouche, de ceux qui savent retenir à table les plus stressés et pressés des convives. Les recettes et ingrédients japonais ou étrangers cités ne laisseront pas l'ignorance du lecteur à leurs propos gêner son immersion : les aliments et préparations culinaires sont détaillés en apparence et en goût, jusqu'à leurs consistances et aux plats de service pour le faire saliver de gourmandise, puis l'accompagner aux côtés de Rinco, de ses proches et de ses clients dans ces instants évoqués de la vie, de l'amour et de l'espoir, aux saveurs alternées en douceur et amertume.

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  • Les Mots d'Eden

    Roman contemporain de genre M/M, paru pour la première fois en autoédition le 15 Octobre 2012 et publié par les éditions Bragelonne depuis le 14 Janvier 2015.

    Le livre en main juste avant de commencer la lecture, on considère l'illustration de couverture en rapport avec le titre de l'ouvrage... mais une fois la lecture et le premier chapitre entamés, on réalise qu'il s'agit de bien plus qu'un énième recueil des pensées d'un adolescent introverti et dans cet ouvrage-ci homosexuel, y exorcisant son mal-être et ses conflits avec divers systèmes établis, notamment sociaux.

    Eden est un adolescent dont le physique et le tempérament ne correspondent pas aux attentes de ses camarades de lycée et de la société mondaine de Marble Falls. Loin de complaire aux archétypes populaires et à son père indifférent, il partage la passion de la musique avec sa mère internée dans un centre psychiatrique, à laquelle il voue une affection particulière, entre contemplations silencieuses et humbles confidences ; mais cette dernière année scolaire devant s'achever avec la remise des diplômes, ouvrant la voie à l'avenir et à l'exil vers New York, loin du cadre oppressant de la ville de son enfance, va être une suite d'expériences dramatiques, de mots entendus ou prononcés qui vont profondément marquer son existence et sa façon d'être. Comme pour la plupart de ses écrits, l'idée même de l'ouvrage Les Mots d'Eden est venue par hasard à l'esprit de Céline Etcheberry, mais les protagonistes bien définis se sont imposés d'eux-mêmes et ont vécu leur propre histoire en dépit de plans d'écriture que l'auteure aurait pu établir, menant l'intrigue et ne lui laissant que son style pour la raconter.

    Un prologue décrit l'enfance d'Eden entre la froideur de son père et ses fantasmes sur sa mère absente, jusqu'au début de sa dernière année de lycée. Le roman se découpe ensuite en douze chapitres intitulés d'après ces mois décisifs pour l'adolescent, qui monte son propre groupe de musique rock, entame ses premières relations romantiques et charnelles avec hommes et femmes, subit la violence de l'homophobie et du mépris des autres, tente de se suicider... mais apprend également peu à peu à réaliser ses sentiments, à s'affirmer, à tirer leçons et force de ses défauts comme de ses malheurs pour aller de l'avant. L'oeuvre se conclut ainsi sur un épilogue qui encourage le lecteur à en imaginer la suite, par une ultime phrase tournée dans le sens de celle qui clôt le prologue...

    Une fois le dernier chapitre lu, le titre du roman de Céline Etcheberry et la référence au roman britannique Mrs. Dalloway de Virginia Woolf expliquent humblement la structure des pensées du protagoniste rendues à la première personne. Les mots d'Eden ne sont pas seulement ceux de l'adolescent racontant son histoire, répondant à voix haute ou composant sur des notes musicales ; il s'agit également des mots des personnages qui l'entourent et qui portent des coups dans son esprit, le blessant, le poussant à se remettre en question ou à continuer dans ses efforts. Du dernier conseil de Nathan à la critique d'Ethan, des paroles sages de sa mère à la promesse de Damien, le jeune homme décrit à la manière de Clarissa Dalloway ces mêmes personnages qui gravitent autour de lui, leurs caractères, leurs expériences et leurs vies en parallèle de la sienne, en des termes courts mais exacts, sans profusion de détails ni d'impressions, limitant le drame en ses tristes vérités et cadrant la joie de sa juste sincérité.

    La fin du roman laisse au lecteur le pressentiment d'une suite aux peines et aux bonheurs d'Eden. Les droits de ce premier tome ont été achetés et l'ouvrage est désormais édité sous le label Milady des éditions Bragelonne sous le titre Les Mots d'Eden - Vers Toi, avec sa suite Les Mots d'Eden - Sans Toi.

    Les Mots d'Eden de Céline Etcheberry Plus personnellement, je me suis vraiment attachée à ce roman, moi qui appréhende généralement les récits biographiques. Le personnage d'Eden se glisse dès le prologue auprès de nous tel un enfant discret, qui nous fixe en silence avant de s'éloigner simplement, mais que nous ne pouvons nous empêcher à notre tour de regarder continuer son chemin au fil des chapitres. Les détails visuels sont juste suffisants pour planter le décor et le point de vue du protagoniste, concis comme pour laisser au lecteur sa part d'émotion... mais aussi de considération envers une jeunesse malmenée, négligée, voire oubliée par la société actuelle.

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