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Le Dragon Griaule, de Lucius Shepard
Intégrale des nouvelles écrites par l'auteur concernant sa propre créature, le dragon Griaule.
Le monde décrit par l'écrivain américain Lucius Shepard y est sensiblement proche du nôtre, mêlant des personnages et des lieux rappelant nos civilisations en diverses époques à des nuances fantastiques qui sont reconnues au même titre par l'Homme que les lois naturelles ; on y perçoit alors la créature énorme, paralysée et recouverte par le paysage, dans les termes de haine terrorisée des habitants de la cité proche de Teocinthe qui subissent son influence maligne à la hauteur de sa malveillance frustrée. Les manigances du dragon restent impénétrables même à ceux qui en sont l'objet, aussi virulent ou désespéré que puisse être leur désir de le tuer ou de lui échapper... ce souhait vain s'avouant dès les premières lignes de L'homme qui peignit le dragon Griaule comme tout le long des récits suivants, soit des siècles durant sans véritable trêve.
A l'origine, Griaule constitue bien davantage qu'une colossale bête divine de 15000 mètres de long sur 200 de hauteur, consciente bien que réduite à l'immobilité physique par un sorcier puissant. Lucius Shepard cherchant un sujet de nouvelle littéraire pour le Clarion Writer's Workshop s'imagine le monstre gigantesque et paralysé irradiant les êtres et les éléments de ses pensées vicieuses, en usant tels des pions pour concrétiser ses ambitions, tel une métaphore représentant l'administration américaine sous la présidence de Ronald Reagan qui selon lui, "proclame une ère neuve pour la patrie, dévaste l'Amérique centrale et malmène la Constitution". L'homme qui peignit le dragon Griaule paraît en 1984 et engage cette vision critique de l'auteur sur des concepts politiques et sociaux transposées dans ses fictions ressemblant fortement à notre réalité, au point de faire oublier à certains passages le fond fantastique et fantaisiste de l'oeuvre, alors que le lecteur se penche sur les faits ou contextes réels évoqués.
L'écriture en lien avec sa créature emblématique reste plus ou moins influencée par la vie privée de Lucius Shepard. La fin d'une romance personnelle a accompagné la conception de L'homme qui peignit le dragon Griaule, et certains récits ont connu des circonstances de rédaction bien particulières. Ayant choisi de loger à Orlando Beach, en Floride auprès de sa mère mourante, Lucius Shepard écrit La Fille du Chasseur d'écailles au lieu d'un recueil de courts récits autour de Griaule, et conclut la nouvelle de façon optimiste ; le lieu où se rend l'écrivain pour travailler au milieu de la nuit est alors fréquenté par les prostituées, les alcooliques et les toxicomanes, son éclairage au néon jaune lui ayant évoqué celui d'une lanterne traversant les intestins du dragon. De même, l'environnement de l'avenue Westervelt à Staten Island, aux trottoirs jonchés de seringues vides et témoins d'assassinats gratuits a fait paraître les mauvaises tendances de Griaule bien banales à son créateur par rapport à ces drames humains et réels qu'il côtoyait, pendant qu'il écrivait Le Père des Pierres...
Vient alors au dragon le désir de se reproduire, aussi basique que la façon dont se présente le protagoniste de La Maison du Menteur, auquel les critiques littéraires ont reproché un langage très lettré par rapport à ses actes primaires. Pour l'auteur, peu de choses peuvent séparer un génie d'un abruti, et le personnage principal représente plus spécifiquement la ville de Vancouver, de l'Etat de Washington dans laquelle il a résidé dans les années 2000. Lucius Shepard a reconnu avoir eu par la suite une autre idée pour le mode de reproduction de sa créature qui aurait facilité la transition vers le dernier récit du cycle de Griaule, mais s'être cependant gardé de réécrire la nouvelle afin de laisser paraître son évolution en tant qu'écrivain... ou s'être simplement laisser aller à "flemmarder", selon ses propres termes. L'Ecaille de Taborin achève ensuite prématurément le dragon conséquemment aux peintures de Méric Cattanay - dont il est question dans L'homme qui peignit le dragon Griaule - , mais sa conclusion instille l'idée de son influence mentale s'exerçant malgré sa désintégration physique forcée par les Hommes, sa portée arrangée au lieu d'avoir été annihilée. L'intrigue s'écrit toute seule ; l'auteur cette fois installé à Portland s'inspire pour son personnage principal d'un punk-rocker qui gagnait sa vie en revendant des objets de collection acquis dans des vide-greniers et la nuit, hurlait dans son microphone chez lui et dans les bars.
Le Crâne revient aux premières notes critiques et politiques du cycle de Griaule en se basant sur une expérience vécue par l'auteur lui-même à Ciudad, au Guatemala, alors que l'ambassade d'Espagne y avait été prise par des étudiants gauchistes et des activistes indiens. Jouant avec certains détails et des anagrammes qui ne laissent aucune équivoque sur ses références, il retranscrit la paranoïa dans les rues bondées de militaires, le bar homosexuel dans lequel il se faufile et rencontre des loritas - ses conversations avec elles esquissant le personnage de Luisa Bazan - , puis le Parti de la Violence Organisée qui a réellement existé. Griaule se glisse concrètement dans l'intrigue, réincarné, actif et accessible. Sa nouvelle forme humaine lui attribue la parole et semble anéantir sa nature divine, le réduisant à la condition modeste d'un homme banal... mais sa première entrevue directe avec le personnage de Craig Snow rappelle au lecteur la malveillance et la ruse profondes de la créature révélées au fil des précédents récits. Le fantasme politique qu'il représente pour son propre auteur ne peut cependant résister à l'écoute des arguments que s'échangent Craig Snow et Yara à propos du gouvernement des sociétés, seuls moyens pour les deux protagonistes de repousser l'échéance de leur exécution, tels Shéhézarade racontant habilement ses contes au Sultan cruel.
La conclusion de Griaule est brutale, tant par sa violence concrète que par l'annihilation de son influence, paradoxale et soudaine après des siècles de malfaisance et de désespoir, si bien que le lecteur, à la façon des personnages, puisse trouver étrange, voire trompeur que le temps continue de s'écouler et le monde de tourner sans lui. Il demeure d'ailleurs une trace de la créature divine sur le corps de Yara à la fin du récit Le Crâne, comme la représente le comportement du protagoniste à la fin de L'Ecaille de Taborin...
Plus personnellement, je ne recommanderais pas ce recueil de nouvelles à ceux qui s'attendent à des batailles épiques et des vols de dragon vertigineux dans un ouvrage de genre Fantasy. Les véritables protagonistes sont les individus et les sociétés gravitant autour de Griaule : ce dernier a certes son importance scénaristique, matérielle et même idéologique dans les récits, mais il n'est nul besoin de se convaincre de la puissance de son influence pour appréhender certains comportements humains, même poussés à l'extrême folie ou indécence, et par laquelle les personnages cherchent à justifier leurs actes lâches et égoïstes. Du clonage à la survie, d'un palais de justice du XIXème siècle aux entrailles même du dragon, de la toxicité des peintures au plomb en 1800 à la réforme agraire en Amérique du Sud, la narration de Lucius Shepard se veut précise, livrant par des formules parfois un peu longues des détails tant physiques qu'émotionnels aux côtés de références historiques et architecturales développées, et jouant de beauté, de malaise et de rebondissements avec les nerfs et les sens du lecteur.
Tags : griaule lucius shepard belial fantasy isbn 2843441064
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Commentaires
1yseult-la-blondeSamedi 14 Novembre 2009 à 17:06le lien entre le réel et le rêve est parfois très fin!Répondrej'adore !! parfois de que l'on voit n'est pas ce que l'on est ou rêve d'être....
bon week end à toi et plein de bisous7Xx-Lou-xXMardi 19 Juillet 2011 à 13:45
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